LE GÉNÉRIQUE DANS BAB‘AZIZ DE NACEUR KHÉMIR : UNE EXCEPTION DANS LE CINÉMA TUNISIEN

Par Mabrouki Anwar – www.critique-film.fr – 12 mars 2012

Bâb‘Aziz est un film-légende, très profond, un geste artistique, religieux et philosophique, qui représente la quintessence de la liberté de l’âme et de l’esprit ; l’expression d’un talent où se mêlent professionnalisme, conte et cinéma.

C’est une vision unique d’un voyage mystique ponctué de méditation spirituelle. Dans un genre cinématographique qui lui est propre, Naceur Khemir met en évidence l’esprit de tolérance, d’ouverture et d’indulgence de l’Islam, loin des conceptions fanatiques et des préjugés. Bâb‘Aziz est une coproduction entre la Tunisie, l’Union Européenne et l’Iran.

Cette œuvre artistique considérable est l’aboutissement d’une démarche poétique sous le sceau du soufi, engagée depuis une vingtaine d’années avec Les Baliseurs du désert, et qui a atteint un sommet avec Le Collier perdu de la colombe. Sur ce registre, Bâb‘Aziz, le prince qui contemplait son âme, constitue une continuité.

A cet égard, Bâb’Aziz est une réponse claire et un démenti infligés à l’intégrisme qui revendique indûment une dimension théologique et entend imposer son interprétation de l’islam. Avec ce sujet très sensible et ces images du désert, vastes et profondes comme la profondeur de la mosquée cachée en plein désert, Naceur Khemir délègue à son œuvre la mission de nous livrer une réponse claire et nette.

A propos de ce film, on parle beaucoup de son générique, non habituel dans le cinéma tunisien. Une musique soufie très symbolique est suivie par la récitation de deux versets coraniques : « Certes, Allah a élu Adam, Noé, la famille de Abraham et la famille d’Imran au-dessus de tout le monde. En tant que descendant les uns des autres, et Allah est Audient et Omniscient (rappelle-toi) quand la femme d’Imran dit : “Seigneur, je t’ai voué en toute exclusivité ce qui est dans mon ventre. Accepte-le donc, de moi. C’est Toi certes l’Audient et l’Omniscient”». [1] Une tempête survient dès les premières images : c’est notre perte de repères dans un monde où «même les dunes ont changé de place» [2], comme le remarque Ishtar.

Le premier contact avec ce film, et dès l’ouverture du générique, laisse les spectateurs bouche bée devant tels chefs-d’œuvre : ils prennent conscience de leur ignorance et du manque d’information, et surtout des difficultés à accéder à la culture cinématographique et aux cultures orientales.

Ce générique qui se répète deux fois est aussi une sorte d’indicateur sur un chemin soufi qui aspire à la liberté spirituelle. Il permet de préjuger d’emblée de ce que sera la suite du film : un poème visuel d’une rare beauté, à n’en pas douter.

On entend une musique folklorique tunisienne, orientale, jouée sur des instruments traditionnels comme ceux qui accompagnent La Nouba [3] de Belhassen As Shedliy à Tunis. Et, pour Ishtar et Bâb‘Aziz, pendant chaque pause dans le désert, c’est un défoulement.

Un homme qui tourbillonne dans un cercle fermé jusqu’à tomber à terre, une couleur de rouille, de terre, visages et décor : couleur et image de nous-mêmes, de cette terre d’où l’on est sorti et où l’on retournera. Dans le désert où le sable est maître, où les dunes aux courbes douces sont teintées de couleurs féminines, où les nuits et la lune sont bleues, se profile une vague ruine d’ancien palais de briques en terre cuite naturelle, sans ciment ni fer. Des mosquées apparaissent, aux antiques et admirables arcades d’architecture antique, d’inspiration asiatique qui rappelle les mosquées du Samarkand.

Cet homme qui tourne et tourne jusqu’à tomber n’est qu’une image représentative de l’Homme, avec la longue marche de Bâb’Aziz durant tout le film et jusqu’à sa tombe : paysage de l’âme.

C’est aussi l’image poétique du célèbre poète mystique persan, Attâr [4], qui écrivait :

  • «…la mort est la rupture du temps,
  • Et le temps naît de notre attachement
  • Aux choses qui périssent». [5]

Et ce n’est pas pour rien que le vieux Bâb’Aziz appelle Ishtar «ma petite âme».

Ce magnifique générique témoigne aussi de la bonne connaissance de Naceur Khémir en matière de poésie soufie, fortement présente tout au long du film.

La poésie des images du générique fait également penser à cette évocation des choses de la terre par le célèbre poète soufi iranien, Mahmud Shabestarî [6] :

  • «Un univers est caché dans une graine de millet,
  • Tout est rassemblé dans le point du présent…
  • De chaque point de ce cercle
  • Sont tirées des milliers de formes
  • Chaque point, dans sa rotation en cercle,
  • Est tantôt un cercle
  • Tantôt une circonférence qui tourne».[7]

Ces mots expriment en même temps la force du scénario et l’intelligence du cinéaste qui pense souvent que «notre langue arabe, malheureusement, n’exprime plus notre pensée ; et l’inverse»[8] : c’est pour cette raison qu’il s’appuie sur la langue persane et sa poésie.

Ce long chemin derrière le destin coule comme du sable entre les doigts de Bâb ‘Aziz, le vieux grand-père aveugle, lorsqu’il fait sa prière. Le paysage est intentionnellement composite, ce qui permet assurément de ne pas tomber dans un réalisme prosaïque.

Il y a des rencontres imprévues, des récits, des dits que l’on voudrait garder et méditer, jusqu’à l’hypnose du prince qui contemple son âme ; jusqu’à comprendre que toute chose douloureuse ou mauvaise à son envers apaisant, qui contient des leçons qu’on ignore derrière nos bêtises quotidiennes. On y trouve une sorte d’apaisement spirituel. Et le fait qu’Ishtar n’ait pu arrêter le car lorsque celui-ci est passé doit être considéré comme une belle chance.

Autrement dit, ce générique n’est que l’histoire d’une vie très longue, mais aussi plus énigmatique que le lieu de cette réunion, et plus vaste que ce désert aride et infertile et que ce silence étouffant. Il s’accompagne d’une considération pleine de sagesse, délivrée dans une phrase courte mais lourde de sens : «Il y a autant de chemins qui mènent à Dieu que d’hommes sur terre».[9] Traduction en arabe : « Al-Toroqs ila Allah akthar min adad nofousse al khalaëq». À partir de cette phrase sortie du monde soufi, Naceur Khémir insiste : «[Il faut] accepter l’autre ainsi que les différences de religions et de croyances».[10] C’est probablement le message dont a le plus besoin dans le monde d’aujourd’hui.

La répétition de ce générique n’est qu’un appel à toute l’humanité, visant à faire comprendre que «celui qui a confiance… ne se perd jamais»[11], que nul n’est parfait, et que tout Homme, quelle que soit sa religion ou sa croyance, a tout d’abord le même créateur, et aura finalement la même fin : une tombe.

La vie alors n’est qu’un voyage philosophique, très compliqué, parsemé de soucis comme de bonheur, d’obstacles comme de solutions. Dès le générique on perçoit le message, un message de tolérance et d’amour, à travers une réflexion d’une sidérante beauté sur le sens de la vie.

Mabrouki Anwar

  • [1] Versets coraniques, page 54, sourate 3 verset 33-34-35 Al-’Imran (la famille d’Imran.
  • [2] Paroles d’Ishtar au début de film.
  • [3] Chant soufi.
  • [4] Farīd ad-dīn abū ḥāmid moḥammed aṭṭār nīšābūrī un poète persan (v. 1142-mort entre 1190 et 1229), né à Nichapur dans le Khorassan, où se trouve son tombeau.
  • [5] Extrait de célèbre poème de Attâr, La conférence des oiseaux, de 4500 vers.
  • [6] Sa’dod-Din Mahmoud Shabestarî (1288 – 1340) est un poète soufi iranien.
  • [7] Mahmud Shabestarî, Anthologie du soufisme, Édition Sindbad, Paris 1978, p. 135.
  • [8] Naceur Khémir, extrait d’un entretien en langue arabe (janvier 2009).
  • [9] Extrait des paroles de Bâb‘Aziz dans le film.
  • [10] Moheb Yasser, «Naceur Khémir, conteur d’orient» dans Al Ahram hebdo, semaine du 12 à 18 avril 2006, numéro 606.
  • [11] Extrait des paroles de Bâb‘Aziz dans le film.

Source : http://www.critique-film.fr/


 

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