VIVRE ICI, FILM DE MOHAMMED ZRAN : TOPOGRAPHIE D’UNE VILLE MAL-AIMÉE…

Par Khémais Khayati – Le Temps.

Trois salles du pays projettent le dernier film «Vivre ici» (le titre original étant Zarzis) du cinéaste Mohammed Zran (né en 1959). Outre ses courts-métrages, ce metteur en scène atypique détient à son actif quatre long-métrages partagés à part égales entre la fiction (Essaïda -1996, Le Prince -2004) et le documentaire (Le Chant du millénaire – 2004, et Vivre ici)…

Pourquoi atypique ? Pour une raison bien simple : c’est que ce ne sont pas les cours libres d’une école libre du cinéma à Paris qui lui ont donné cette rage de filmer qui le caractérise d’entre ses collègues, si déjà au départ il n’était pas habité par une incessante volonté de filmer qui le fait trébucher parfois… Med Zran est soit occupé par un scénario en gestation, soit en train de concocter son plan de financement dans un secret total, soit en train de tourner avec sa HD dans le plus simple dénuement et le Seigneur y pourvoira par la suite, comme c’était le cas de «Vivre ici»…

Il n’y a pas que le «juif Simon»

Cette boulimie iconique, nous la reconnaissons avec ses avantages et ses inconvénients dans le dernier film de Zran… Il faut tout d’abord préciser que ce film est une flânerie dans les mentalités de Zarzis, cette ville située entre différents modes de vie et n’appartenant à aucun exclusivement… D’où ce sentiment d’effilochage que peut ressentir le spectateur… Muni de sa caméra miniature et haute définition, M. Zran se faufile partout, n’importe où, n’importe quand, pourvu qu’il arrive à nous donner l’impression du quotidien de M. Tout le monde zarzisois… Toutefois, ce faux quotidien – puisqu’il est impulsé par l’auteur même s’il ne l’arrange guère – est tellement à facettes multiples qu’il donne l’impression d’être plus une école buissonnière, une promenade, une flânerie qu’une continuité raisonnée autour de quatre ou cinq personnages-clés qui sont l’instituteur retraité, le peintre délaissé, l’épicier juif, le jeune candidat à la «Harga», le vendeur de bibelots… et d’autres petits personnages au gré des rencontres comme la marieuse, le chauffeur de taxi décapotable, les enfants, etc…

Ainsi, je ne comprends pas pourquoi certains n’y voient que le «juif Simon» ? Certes, ce personnage a des traits positifs comme aimer son prochain, sa ville, son pays. S’en étonner, c’est faire comme si un juif ne pouvait pas aimer du tout…

Pourquoi n’a-t-on pas vu les multiples facettes positives de l’instit retraité ? Pourquoi ne veut-on pas voir les aspects négatifs de l’artiste peintre ou la violence de ce jeune contre sa petite amie allemande ? Il est même honteux de poser cette question. Un juif tunisien a le droit d’exister chez lui, en Tunisie… Et plus indécent encore est cette propension à douter de la citoyenneté d’un homme, de sa famille et de sa communauté… Et ce n’est pas sans raison que l’école buissonnière du film menée par l’instit insiste sur «la nature est faite de plusieurs formes, plusieurs couleurs, plusieurs senteurs… Une seule plante ne fait pas la beauté de la Terre»… Simon, l’épicier juif, existe certes dans le film comme ont existé d’autres juifs dans les films de Bouzid, Boughedir, etc. et il n’y a pas de quoi en faire tout un plat, d’autant que «Vivre ici» est construit sur des cercles concentriques dont les périmètres s’entrecroisent… De ce fait, aucun personnage n’est central… En revanche, l’espace l’est. Et cet espace est la ville de Zarzis.

Comme une ascension…

Cet entrecroisement est le propre de «Vivre ici» de M. Zran et c’est par lui que le film s’échafaude… Un personnage nous emmène vers un autre, lequel est en relation avec un troisième et ainsi de suite jusqu’à faire un tour et on recommence comme dans une ascension… De cette façon, le personnage axial est cette ville de Zarzis… Si l’artiste peintre maudit son présent, c’est qu’il est sorti de son passé parisien pour vivre ici, à Zarzis… Si l’instit retraité (le frère aîné du metteur en scène) refuse la bigoterie de sa femme, c’est qu’il aimerait vivre sa vie, ici à Zarzis… Si le jeune Khalil aspire à aller en Allemagne, c’est pour revenir vivre ici, à Zarzis… Simon, qui a le choix de vivre ailleurs, a choisi de vivre ici, à Zarzis… Une personne confie : «depuis que ma mère m’a mise au monde, je vis ici»… Tous aiment l’Arlésienne… mais celle-ci ne s’est dévoilée à personne… car ici, ce n’est pas ailleurs. Nous sommes dans une cité démembrée par les rêves avortés ou embryonnaires de ses enfants… Une cité qui adule ses vieux («on n’aime ici que les vieilles et les vieux») et classifie ses jeunes entre «les suicidés, les drogués, les prieurs, les footeurs et les alcoliques»…

Chaque image de «Vivre ici» de Mohamed Zran est un témoignage d’amour pour Zarzis… Et pourtant ! Zarzis, que tout le monde aime et dont aucun n’a su conquérir les faveurs, est une ville meurtrie en images… Peut-être l’amour est-il ainsi le temps d’une image et que la ville qui aime réellement à se donner est une ville «hors champ»… Voilà le pari de l’enfant de Zarzis : filmer le hors champ, ce qui ne se dit que le temps d’une inconscience… Zran nous a tracé quelques pans de cette quotidienneté, mais à… la tunisienne, à savoir, celle frappée d’un «cachet qu’on ne trouvera même pas sur Mars»…

Source : Le Temps


 

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