HEUREUX LE MARTYR …

Chokri Hay/Chokri est vivant (Tunisie 2013) : un film de Habib Mestiri

Par Abdelfatteh Fakhfakh

Ce film, sorti en 2013, et dont les premières projections publiques ont été faites, à l’époque, dans des conditions parfois hâtives et brouillonnes, n’avait pas reçu l’accueil qu’il méritait. Il faut dire que, programmé et fortement «attendu» lors de la commémoration du premier anniversaire de l’assassinat de Chokri Belaïd, le film allait être projeté, coûte que coûte, tant bien que mal, achevé ou non achevé …

Une formidable puissance émotionnelle

Aujourd’hui, quatre ans après, et à l’occasion de sa rediffusion (entre autres sur «Al wataniyya 2»), on s’aperçoit que le film dégage une formidable puissance émotionnelle grâce à ses images, la richesse de sa matière, la musique qui l’accompagne et la qualité des témoignages recueillis. Il démontre encore une fois que le cinéma de qualité – et le film l’est – est l’un des outils artistiques les plus adaptés et les plus efficaces pour témoigner et servir la mémoire d’un peuple.

Toutefois, vu la nature du film, s’agissant d’une biographie faite en collaboration avec la famille «étroite» et la famille «élargie» (la famille politique) de Chokri, et les conditions dans lesquelles il a été tourné, il n’était pas facile de reconstituer, à chaud, la vie de l’homme dont la mort brutale a bouleversé le pays et a fini par peser lourdement sur son histoire. Il n’était pas non plus facile de recueillir les témoignages de tous ses proches (parents, camarades et amis), longtemps demeurés sous le choc suite à cette cruelle disparition.

Il a fallu du courage pour témoigner et pleurer, filmer et résister, dire vrai et ne pas choquer, pour se mettre à l’écoute des uns et des autres, respecter la spécificité des discours et les intégrer dans un même flux : le discours amoureux, le discours amical, le discours familial, le discours militant, le discours anonyme …

Des marées humaines…un regard perplexe

Le point de départ du film «Heureux le martyr…», selon le réalisateur Habib Mestiri, est le regard «perplexe» des centaines de milliers de Tunisiens, le jour des funérailles de Chokri Belaïd : jeunes, vieux, hommes, femmes, militants politiques, syndicaux, intellectuels, simples citoyens, venus de tous les coins du pays saluer la mémoire de cet homme, dans un des jours les plus longs de l’histoire du pays …

Ces hommes et ces femmes qui sont venus accompagner Chokri Belaïd dans son dernier voyage ne le connaissaient pas, tous, de près. Certains le connaissaient à peine, parfois juste à travers les plateaux de télévision et pourtant sa mort les a bouleversés, les a touchés au plus profond d’eux-mêmes… Le film voulait témoigner de la relation de ces centaines de milliers de gens avec Chokri Belaïd, des gens tristes, émus, parfois abattus, mais tous présents et engagés dans cette longue marche … d’adieu en hommage à quelqu’un de si proche d’eux …

Un mythe vivant

Tel était le point de départ du film. Un film qui tentera de dresser le portrait d’un homme public et, ce faisant, d’un époux, d’un père, d’un fils, d’un intellectuel, d’un avocat, d’un enfant du siècle, d’un «véritable mythe vivant».

Le film démarre avec des images où on voit Basma se recueillir sur la tombe de son mari. Basma racontera sa rencontre avec Chokri, l’évolution de leur couple, leur mariage, les voyages qui les ont conduits entre autres en France, la naissance de leurs filles, les étapes militantes et professionnelles parcourues, la période pré et post-révolutionnaire, les combats du militant, les combats de l’avocat en faveur des libertés et contre la violence.

Nous assistons ensuite au témoignage du père de Chokri Belaïd, Salah, qui se souvient de l’élève que fut Chokri, de ses débuts militants à l’université, de son frère Abdelmajid, de sa sœur Najet… On a affaire à un enfant intelligent, sensible, rusé mais sincère, proche des siens.

De temps à autre on replongera, par moments, au cœur de ces marées humaines qui ont déferlé dans les rues de Tunis et que l’on retrouve ensuite au cimetière du Jallaz, dans une marche inédite, historique et exceptionnelle …

La parole est donnée tout à tour à quelques uns des camarades et amis de Chokri, leurs propos se complètent pour retracer un portrait vivant de l’homme, viennent s’ajouter des témoignages visuels, des images d’archives, le tout se confondant et au bout du compte, le réalisateur réussit, contrairement à ce que certains ont écrit au sujet du film, à «rendre Chokri à la vie» à travers des images et des sons, parfaitement combinés, où l’homme fortement «présent» se hisse à la hauteur de son mythe …

Chokri et sa fille Neyrouz

Je m’en tiendrai à quelques exemples parmi les précieux et nombreux témoignages faits sur Chokri, dont celui de Basma, présentant le père que fut Chokri :

Parlant de la naissance de sa fille Neyrouz et de la relation qu’entretenait Chokri avec elle, elle dit : «Neyrouz l’a rendu «fou», c’est vrai, j’étais à la clinique, et lui il est rentré tout seul à la maison, il a pleuré tout au long de la route alors qu’il n’avait jamais pleuré, c’est ce que je sais de lui. Il a vécu la naissance de Neyrouz comme une récompense ! Comme si le Bon Dieu lui avait envoyé autre chose qui vienne combler la perte de sa maman !

Neyrouz était quelque chose de très beau dans sa vie ! Sa venue au monde l’a rendu très heureux ! Jusqu’à l’âge de 3 à 4 ans, c’est lui qui s’en est intégralement occupé … Il faisait tout : sa douche, la nuit c’était lui qui s’en occupait, c’était lui qui lui mettait ses habits … C’était lui qui la sortait pour faire un petit tour avec elle, moi je ne le faisais pas car j’avais peur de la sortir, peur du bruit trop fort pour elle, il me disait : «Tu as tort … Il faut que Neyrouz sorte, elle ne court aucun risque…», il la sortait un peu partout…au marché, au Belvédère, au manège … C’est pour cela que Neyrouz est fort attachée à Chokri … Elle a hérité beaucoup de choses de lui, y compris du point de vue caractère …».

Chokri, l’avocat

Il y a beaucoup à retenir des témoignages relatifs à sa carrière d’avocat, je citerai à ce sujet l’émouvant et particulier témoignage de Sinene Azzabi, dont la voix était, par moments, étouffée par l’émotion :

Je n’oublierais jamais tant que je vivrai qu’un jour, alors que j’étais dans le local du Parti, [le Parti Unifié des Patriotes Démocrates/ Watad], deux jeunes et beaux soldats sont venus, avec de bien belles barbes, avec de beaux habits tunisiens, ils m’ont salué et m’ont dit : «Nous sommes venus présenter nos condoléances, nous sommes membres de «l’Union des Oulémas Soufis», nous ne savions pas où (dans quel lieu) présenter nos condoléances. J’étais curieux d’en savoir plus sur ce qui s’est passé. Ils m’ont dit que des «frères» à eux ont été arrêtés. «Chokri nous a accueillis et avait défendu nos frères gratuitement». Ces gens … dont j’ai enregistré les propos … ont exprimé une profonde tristesse et une très grande affection pour Chokri Belaïd».

Sa bravoure ne se limitait pas à défendre des personnes dont il ne partageait pas du tout les idées, elle s’exprimait aussi et bien souvent dans les plaidoiries faites au profit de ceux dont il partageait le combat et les idées. Voici ce qu’en dit sa compagne Basma : Ce dont il était le plus fier et le plus content, c’était son implication dans la défense des militants du bassin minier. J’ai rarement vu Chokri aussi joyeux que lors de nos rencontres sitôt qu’il était de retour de Gafsa, ou des fois de Kasserine. Il rendait visite aux militants détenus du bassin minier, il était fou de joie quand il me parlait de Adnane Hajji, de son procès…


Fiche technique : Durée 64’. Une production Dyonisos, de Nasreddine Shili et Mohamed Bani, musique de Ridha Chmak, directeur photo : Hassen Amri, ingénieur du son : Yahia Dridi, montage : Anas Saadi, assistant metteur en scène : Samir Harbaoui.

Témoignages de Basma Khalfaoui-Belaïd, de Majid Belaïd, Najet Belaïd, Lotfi Belaïd, Salah Belaïd, Jihad Belaïd, Neyrouz Belaïd, des amis et camarades : Chokri Hmidi, Zied Lakhdhar, Taoufik El Elmi, Nizar Suissi, Mouheb Souissi, Hamma Hammami, Slim Sassi, Ferjani Assaadli, Mohamed Souissi, Mongi Rahoui, et Sinene Azzabi.


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