LECTURE DU PALMARÈS DE LA 78° ÉDITION DU FESTIVAL DE CANNES : LA PALME DE L’ENGAGEMENT

«L’Agent secret» de Kleber Mendonça Filho, doublement primé : mise en scène et interprétation masculine

Par Samira DAMI – La Presse de Tunisie – Publié le 29 mai 2025

 La 78e édition du Festival de Cannes s’est achevée sur un palmarès à forte résonance politique. Le jury, présidé par l’actrice française Juliette Binoche, a décerné la Palme d’Or à «Un simple accident» du réalisateur iranien Jafar Panahi. Le Grand Prix a été attribué au Norvégien Joachim Trier pour «Valeur sentimentale», un drame familial à la fois intime et introspectif. Le Brésilien Kleber Mendonça Filho s’est distingué en repartant avec deux Prix pour «L’Agent secret» : celui de la mise en scène et celui de la meilleure interprétation masculine, attribué à Wagner Moura. Parmi les œuvres marquantes, «Sirat», film hypnotique du Franco-espagnol Oliver Laxe, s’est imposé comme une pépite dans une sélection marquée par un cru moyen. Beaucoup le voyaient décrocher la Palme, mais il s’est finalement contenté d’un Prix du jury, ex-æquo avec «Sound of Falling» de la réalisatrice allemande Mascha Schilinski. Le détail. 

La Presse — «Un simple accident» est le deuxième film iranien à recevoir la Palme d’Or après «Le Goût de la cerise» d’Abbas Kiarostami, couronné en 1997. Mais chacun de ces cinéastes se distingue par sa marque particulière : au style épuré, contemplatif et minimaliste de Kiarostami, répond l’approche plus directe, réaliste et frontale de Panahi.

Dans ce nouveau film, réalisé dans des conditions précaires, Panahi reste fidèle à son style direct et frontal, en tissant une fable nourrie de son vécu personnel, notamment les sept mois qu’il a passés en détention. Le récit met en scène une confrontation étouffante entre un bourreau et l’une de ses anciennes victimes.

À travers ce face-à-face tendu, Panahi interroge les limites morales de la vengeance : est-elle inéluctable ? Le pardon peut-il encore ouvrir la voie à la réconciliation, voire à l’espoir ? Tourné clandestinement, dans l’urgence, avec des moyens très limités, parfois même à l’aide d’un simple téléphone portable pour certaines scènes.  Le film adopte une forme modeste et brute. Le propos frontal et didactique prime sur une mise en scène volontairement minimaliste, au service d’un message puissant.

«Un simple accident» de Jafar Panahi : la Palme d’Or

«Un simple accident» n’est sans doute pas l’œuvre la plus aboutie de Jafar Panahi. On n’y retrouve ni l’inventivité de «Taxi Téhéran», ni la puissance narrative de «Le Cercle», deux sommets de sa filmographie. Mais la Palme d’Or 2025, à forte portée politique, trouve un écho particulier dans le parcours de Juliette Binoche, présidente du Jury.

Profondément liée au cinéma iranien – elle avait collaboré avec Abbas Kiarostami dans «Copie conforme», rôle pour lequel elle reçut le prix d’interprétation à Cannes en 2010 -, l’actrice, connue également pour son engagement pour la cause des femmes, n’a jamais cessé de soutenir Panahi dans son combat.  Lors de la conférence de presse du Jury de la compétition officielle tenue après l’annonce du Palmarès, la présidente du Jury a salué un film porteur d’espoir : «Un simple accident» donne un espoir fou, parce qu’il offre la possibilité de changer de paradigme, d’aller vers l’autre… sans cela, nous ne sommes pas vraiment des humains», conclut-elle.  Plus directement, l’écrivaine Leïla Slimani, membre du Jury, a précisé : «Ce film ouvre la voie à une forme de rédemption, d’espoir. Ceux qui choisissent le bien, qui refusent la vengeance, peuvent remporter la plus belle des victoires : celle de l’intégrité. C’est aussi cela que nous avons voulu récompenser : l’intégrité humaine et l’intégrité artistique».

Un «Sirat», mystique et apocalyptique

Ce choix du Jury, aussi justifiable soit-il sur le plan symbolique, ne nous a pas pleinement convaincus. À nos yeux, «Sirat», du Franco-espagnol Oliver Laxe, s’imposait avec évidence comme le véritable prétendant à la Palme d’Or tant il se distingue par son intensité saisissante, sa mise en scène d’une maîtrise remarquable et une vision d’une rare singularité. Pourtant, il devra se contenter d’un Prix du jury, attribué ex æquo avec «Sound of Falling» de l’Allemande Mascha Schilinski.

Or c’est dans cette œuvre exigeante et visionnaire que s’incarne, à nos yeux, la proposition la plus puissante de cette édition, où Oliver Laxe met en scène la trajectoire d’un père, Luis (Sergi Lopez) qui, accompagné de son fils Esteban (Bruno Nunez), est à la recherche de sa fille disparue, et c’est grâce à ce prétexte que le réalisateur nous plonge dans le tumulte d’une rave-party au beau milieu du désert marocain. À travers ce road-movie mystique et apocalyptique, Laxe réaffirme son attachement à un cinéma sensoriel, radical et profondément spirituel.

Inspirée de la tradition musulmane du «Sirat», un pont symbolique suspendu au-dessus des flammes de l’enfer lors du jugement dernier, plus fin qu’un cheveu et plus tranchant qu’une épée, la fable déploie cette image comme métaphore centrale : une traversée aussi éprouvante que transcendante du désert marocain, à la fois physique, mentale et spirituelle, où les personnages marchent littéralement sur ce chemin ou cette voie (le Sirat) entre la vie et la mort, entre chute et rédemption. Dès ses premières scènes sublimées par une bande originale, «Sirat» déroule d’éclatants plans larges du désert révélant un univers contrasté, entre extase et chaos, où la beauté des paysages se confond avec le vertige de la fin du monde. En filmant les corps en transe, les camions engloutis par le sable, ou encore les silences du désert, Laxe compose une œuvre hypnotique qui convoque les influences de Mad Max, Gerry, ou encore Antonioni et Tarkovski, tout en imprimant sa propre marque.

Le film capte une énergie collective nourrie par la musique électronique, un véritable moteur narratif, avant de plonger dans les ténèbres quand la rave est interrompue par l’armée marocaine, dans une scène augurant une troisième guerre mondiale. Dès lors, le film marqué par la tension, la solitude et la mort, devient un face-à-face avec l’abîme, où chaque personnage est assigné à choisir entre vengeance et rédemption. Porté par une mise en scène ample et sensorielle, «Sirat» joue sur les ruptures de rythme, les silences assourdissants et une bande-son immersive signée Kandling Ray (producteur de techno français) nous plongeant dans une transe visuelle et auditive. Entre fable spirituelle et voyage intérieur, Oliver Laxe interroge la condition humaine et sa résilience face à la déstructuration sociale et au chaos, à travers une œuvre audacieuse qui mêle habilement politique et mysticisme. Le jeu, tout en justesse, de Sergi Lopez et de Bruno Nunez amplifie cette intensité.

«Valeur sentimentale » nous laisse à distance 

Le Norvégien Joachim Trier s’est vu attribuer le Grand Prix pour «Valeur sentimentale», un drame familial à la tonalité douce-amère, construit selon une narration en strates. Fidèle à son actrice fétiche Renate Reinsve, récompensée à Cannes en 2021,  il scrute cette fois les méandres des relations familiales à travers trois figures centrales : Nora, comédienne en conflit avec son père Gustav, réalisateur de retour après une longue absence, et Agnès, la sœur historienne qui tente de faire le lien entre eux. Le film débute lors des obsèques de la mère défunte, révélant des tensions et des blessures enfouies. Gustav, qui n’a pas tourné depuis quinze ans, présente un nouveau scénario inspiré de la vie de leur mère, écrit pour Nora, qui refuse de s’y engager. Le projet renaît grâce à la rencontre inattendue avec Rachel (Elle Fanning), une star hollywoodienne…

Comme dans Julie (en 12 chapitres), Joachim Trier poursuit son exploration des tourments intimes en sondant ici la complexité des liens familiaux, les non-dits et, plus particulièrement, l’incommunicabilité entre un père et sa fille. Il tisse en filigrane de subtils hommages à Bergman, maître de l’introspection, Fellini, chantre de l’onirisme, Kubrick, explorateur des abîmes de l’âme humaine, et à Buñuel, pionnier du surréalisme cinématographique. Avec «Valeur sentimentale», Trier rend aussi un hommage appuyé aux arts du récit : au cinéma, en mettant en scène un tournage (un film dans le film) ; au théâtre, en captant des scènes de répétition et en ouvrant son film, dans une scène frappante, sur le début d’une représentation. Mais, malgré une mise en scène maîtrisée, une structure narrative ingénieuse en tiroirs et un humour subtil, l’opus pèche par quelques longueurs qui en affaiblissent le rythme. L’histoire de Nora, pourtant centrale, peine à nous toucher, nous laissant à distance.

«Agent secret», un thriller politique aux deux prix mérités 

Doublement primé – Prix de la mise en scène et Prix d’interprétation masculine—, «Agent secret» du Brésilien Kleber Mendonça Filho mérite amplement ses distinctions. Thriller politique, chronique intime et déclaration d’amour au cinéma, le film tisse un récit à strates multiples, où l’histoire collective s’entrelace avec le destin personnel. Dès la scène d’ouverture – un cadavre laissé à l’abandon près d’une station-service, ignoré par des policiers préoccupés par un détail insignifiant – une tension sourde s’installe pour ne plus nous quitter.  Nous sommes au Brésil, en 1977, en pleine dictature militaire. Marcelo, enseignant-chercheur soupçonné d’opinions subversives, revient à Recife pour renouer avec son fils.

Cible d’un pouvoir répressif, il mène une existence clandestine entre pension, bureau administratif et vieux cinéma, dans l’attente d’une possible fuite. Mendonça Filho filme cette cavale avec rigueur, entre mémoire, résistance et dérive politique. Wagner Moura justement récompensé par le Prix d’interprétation, incarne avec justesse Marcello, un homme ordinaire et fragile pris dans l’engrenage d’une époque violente et trouble.

Caméra d’Or : pour la première fois un film irakien consacré 

Les frères Dardenne, fidèles parmi les fidèles de la Croisette, détenteurs de deux Palmes d’Or (Rosetta et L’Enfant) ont remporté le Prix du scénario pour «Jeunes mères», une chronique sociale centrée sur deux adolescentes confrontées à une maternité précoce dans une banlieue belge. Le film a été largement salué par la critique pour sa représentation authentique et humaine de la maternité adolescente.

Le prix d’interprétation féminine a échu à la jeune comédienne française Nadia Melliti pour son rôle dans «La Petite dernière», premier long-métrage de Hafsia Herzi. La protagoniste repérée lors d’un casting sauvage a, à l’évidence, séduit le Jury par sa prestation.

Un Prix spécial a également distingué le cinéaste chinois Bi Gan pour «Résurrection», un film audacieux qui mêle science-fiction, mémoire collective et exploration de l’identité humaine.

D’une grande maîtrise formelle, cette œuvre visuellement saisissante séduit autant qu’elle déroute, tant son propos peut paraître énigmatique. Qualifié d’ovni par une partie de la critique internationale, «Résurrection» a néanmoins profondément marqué le Jury, au point qu’un Prix a été spécialement créé pour le saluer.

La présidente Juliette Binoche a évoqué «un film exceptionnel», soulignant l’impact singulier de cette proposition radicale et poétique.  La Caméra d’Or a été remise à «The President’s Cake» de Hasan Hadi, consacrant pour la première fois un cinéaste irakien dans l’histoire du Festival de Cannes. Ce premier long-métrage, à la fois sensible et marquant, suit le parcours de Lamia, une fillette de 9 ans, à qui l’on confie la mission symbolique de confectionner un gâteau pour l’anniversaire du président. Accompagnée de son ami Saeed, elle entreprend une odyssée à travers un pays rongé par les pénuries. Ce voyage initiatique transformera son rapport au monde et à l’enfance.

Source : https://lapresse.tn/


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire