LES SILENCES DU PALAIS, À LA QUINZAINE DES RÉALISATEURS

Hend Sabri incarne Alia : la tristesse de ceux qui ont trop vécu. (DR).

Les amertumes de Moufida Tlatli

La condition de la femme dans son pays pendant les années 50 inspire à une réalisatrice tunisienne un premier film superbement maîtrisé.

Dominique BORDE – Le Figaro du 14 mai 1994

La voix de la chanteuse s’élève. C’est un cri psalmodié et un appel que personne n’entend.

À 25 ans, Alia a déjà la tristesse de ceux qui ont trop vécu. La mort du prince Sid Ali, un ancien bey de Tunis, va la replonger dans son passé et celui de sa mère, servante et maîtresse officieuse du seigneur. Elle, la bâtarde tolérée et jamais acceptée, retourne dans ce palais pour y retrouver ses joies, ses humiliations, et entendre ce «silence», celui des femmes de la cuisine, qui attendaient d’avoir le privilège de monter au premier étage.

D’une douloureuse beauté, «Les Silences du palais» est le premier film de la réalisatrice tunisienne Moufida Tlatli, diplômée de l’IDHEC, ancienne scripte à l’ORTF et monteuse de plusieurs films. Un essai nostalgique autour de la condition de la femme tunisienne, qui navigue entre émotion et constat.

«Ce film est né d’un drame, raconte la réalisatrice. Ma mère est tombée malade et n’a plus communiqué avec personne pendant cinq ans. Cela m’a mis dans un état de quête permanente. J’ai voulu la connaître. Mon histoire est venue de la sienne et de celles des femmes qu’elle connaissait. Mais le palais est imaginaire. Il me permet de montrer les rapports entre maître et servantes».

Mais si on parle de révolte à Moufida Tlatli, elle se récrie en invoquant l’indépendance de la femme tunisienne.

«Dans les pays arabes, elle est la seule à être protégée par une loi. La Tunisie est très progressiste dans ce domaine. En revanche, si les lois sont en avance, les mentalités sont toujours en retard… Les silences que j’évoque existent toujours».

Et la réalisatrice, qui a pu mener son projet à terme grâce à une postproduction française (la Tunisie ne produit que deux ou trois films par an, et celui-ci a coûté 10 millions de francs, somme colossale pour le pays), présente sa première œuvre comme un pont jeté entre les générations. «Je l’ai fait pour m’identifier à ma mère et en pensant aussi à ma fille de 17 ans, dit-elle. Moi qui ai pu rompre le «silence», je lui conseillerai d’être une femme libre, ce qui en fera tout de même une marginale dans notre société». Quant à l’intégrisme qui secoue l’Algérie, d’après elle il ne pourrait s’imposer de la même manière en Tunisie. Mais le sujet la préoccupe : «Quand je tournais avec mes comédiennes, j’ai senti qu’elles avaient en vie d’aller plus loin. Je pense donc à un nouveau scénario qui racontera le destin de la fille de mon héroïne…» Les silences de la deuxième génération en quelque sorte.

En attendant, le regard émerveillé et blessé d’Alia continue de se poser sur le passé, celui des femmes et d’un pays. Une nostalgie engagée pour une amertume adolescente.

La pire, la plus rétive au pardon. De celles qui provoquent les révolutions et font retentir le mot «liberté» dans le silence d’autres palais.

Dominique BORDE

Le Figaro du 14 mai 1994


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