Par : Mouldi FEHRI – cinematunisien.com – Paris, le : 17.12.2022
Synopsis : Au milieu des figuiers, pendant la récolte estivale, de jeunes femmes et hommes cultivent de nouveaux sentiments, se courtisent, tentent de se comprendre, nouent – et fuient – des relations plus profondes.
Prologue :
Le film commence à l’aube d’une nouvelle journée comme tant d’autres, au bord d’une route perdue au milieu de nulle part. Un groupe d’hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, à peine réveillés, attendent le véhicule de l’employeur qui doit les amener sur leur lieu de travail, un champ, où ils doivent participer à la récolte estivale des figues. À l’arrivée du patron, tout le monde se presse de prendre place à l’arrière de sa camionnette 4X4, où très vite ils se retrouvent serrés comme du bétail et sans aucune protection.
La scène a de quoi effrayer le spectateur, lui faire redouter le pire et le pousser à retenir son souffle. Elle lui rappelle les innombrables faits divers qui se sont produits en Tunisie au cours de ces dernières années où plusieurs ouvrières agricoles transportées dans des conditions identiques à celles-ci, en violation des normes de sécurité les plus simples, ont été victimes d’accidents mortels à répétition. Fort heureusement, la suite nous montrera que le film évite de tomber dans le caractère dramatique et se limite simplement à utiliser cette scène comme une piqûre de rappel montrant que ces pratiques se poursuivent encore et encore, comme si de rien n’était et que les accidents sont toujours possibles, sans que les pouvoirs publics ne fassent le nécessaire pour y mettre fin.
Un cinéma ancré dans le réel
Ce qui vient à l’esprit quand on voit ce premier long-métrage de fiction d’Erige Sehiri (d’1h32), c’est que l’on est probablement en train d’assister à la naissance d’une véritable spécialiste du monde du travail dans le cinéma tunisien. En tout cas, quelque chose semble l’attirer dans ce milieu qu’elle tente, à chaque fois, d’explorer et de mettre en lumière. Car, après son long-métrage documentaire sur les cheminots «La Voie normale» qui a eu pas mal de succès, voilà que cette jeune réalisatrice franco-tunisienne récidive et nous emmène, cette fois-ci, dans un village du nord-ouest tunisien pour une immersion dans le monde des ouvrier(e)s agricoles. Mais ceci étant et avant d’être un témoignage et un regard porté sur les conditions de travail de ces personnes, le film est avant tout une subtile exploration de la vie de ces êtres humains, en dehors et indépendamment de leurs conditions de travail.
Mis au centre d’intérêt de la réalisatrice, l’être humain est ici présenté et considéré comme autre chose qu’une simple force de travail. Sa vie ne se résume pas à cet effort physique qu’il doit fournir en contrepartie d’une faible rémunération, lui permettant de subvenir un tant soit peu à ses besoins personnels et ou familiaux.
Sans être donc un film militant et encore moins politique, «Sous les figues» se présente d’abord et essentiellement comme une sorte de célébration du travail et de la vie, mais aussi de l’amour et de la liberté auxquels aspirent les jeunes travailleurs et travailleuses rassemblés, à cette occasion et complétement par hasard, dans ce verger. C’est aussi une subtile association entre ce délicieux fruit qu’est «la figue» et cette jeunesse tunisienne joyeuse et courageuse, qui se bat pour réaliser ses rêves, pousser les limites du possible et trouver son propre chemin. Plus qu’un lieu de travail, le champ de figuiers se transforme ainsi sous la caméra d’Erige en un lieu de rencontres qui permet à ces jeunes saisonnier(e)s, (beaucoup plus qu’en ville), de se côtoyer, se courtiser et échanger en toute liberté sur leurs expériences personnelles, leurs frustrations, leurs déceptions, mais aussi sur les espoirs qu’ils nourrissent malgré tous les interdits, les tabous et les contraintes que leur impose la société, réputée ouverte, mais qui reste elle-même prisonnière d’un esprit patriarcal et conservateur omniprésent.
Un pari audacieux
Exploiter donc une séquence de travail d’un groupe d’ouvrier(e)s agricoles, non pour la décrire, mais pour y découvrir la face habituellement cachée, voire intime, de ces derniers n’est toutefois pas une mince affaire.
Il est, d’ailleurs, fort probable que peu de cinéastes auraient trouvé un intérêt à porter à l’écran les péripéties d’une journée d’activité saisonnière. Un tel projet aurait pu au mieux faire l’objet d’un reportage ou d’un documentaire destiné à être diffusé à la télévision et généralement oublié dès le lendemain. Mais, tel n’a pas été le cas et le choix de la réalisatrice du film «Sous les figues», surtout que son intention de départ ne s’arrêtait pas à la simple description de cette activité. Elle voulait, au contraire, profiter de ce rassemblement d’hommes et de femmes de générations différentes dans un «espace-temps» limité, pour s’en servir comme une séquence de vie pouvant être riche d’informations sur ces personnes. Et le pari est réellement audacieux, car en l’espace d’une seule journée, c’est un ensemble de tableaux décrivant la vie, les désirs et les difficultés, mais aussi les contradictions de ces jeunes qui vont défiler à l’écran, permettant ainsi au spectateur de prendre conscience du dilemme dans lequel se bat cette partie de la jeunesse tunisienne, qui ne manque pourtant ni de dynamisme, ni de courage et de générosité.
Pour parvenir à cet objectif, Erige Sehiri, qui est connue jusque-là pour son expérience réussie dans le domaine du documentaire, a préféré cette fois-ci opter pour la fiction, afin de pouvoir filmer cette activité, sous un angle personnel et plutôt inhabituel. «Le documentaire, dit-elle, a été mon école, mais la fiction me permet plus de liberté». Et c’est justement pour aborder ce sujet de façon originale, loin de toute contrainte, et porter ainsi son propre regard sur cet événement et ce qu’il peut délivrer comme secrets, qu’elle a fait de ce film son premier long-métrage de fiction.
En faisant ce pari et cette expérience, Erige Sehiri contribue aussi, en quelque sorte, à nous rappeler le rôle social que peut et doit jouer le cinéma. Elle suscite en même temps l’intérêt du spectateur et lui redonne envie d’aller voir des films qui reproduisent des images du quotidien et où certaines personnes généralement invisibles dans les milieux de l’audiovisuel peuvent s’y retrouver ou s’y reconnaître.
Une célébration du travail, de l’amour et de la liberté
Les relations humaines, avec ce qu’elles peuvent comporter comme sentiments, espoirs, rêves et parfois déceptions, occupent donc l’axe principal de ce film.
Déjà et à première vue, «Sous les figues» peut paraître (et c’est tout-à-fait normal) comme un clin d’œil affectueux qu’Erige Sehiri fait à son père, (immigré résidant en France depuis une cinquantaine d’années), en rendant un vibrant hommage aux jeunes de son village natal, Kesra, lieu de tournage du film. Mais, c’est aussi (pour elle-même) un retour à ses propres souvenirs d’enfance et sans doute aux inoubliables moments qu’elle a pu passer et apprécier avec ses parents dans ce même village, pendant ses multiples vacances d’école.
Mais, en plus de cette touche personnelle et en grande observatrice qu’elle est, la jeune réalisatrice franco-tunisienne se sert de cette activité temporaire qu’offre la campagne estivale de cueillette des figues, pour inviter le spectateur à découvrir le «jardin secret» de ces jeunes saisonniers (lycéens et lycéennes) en suivant de près les péripéties de leur journée passée entre les arbres de ce verger et sous cette canopée de figuiers. Cette immersion inédite dans un univers qu’on ne voit presque jamais sur les écrans de cinéma, lui donne la possibilité de mettre en avant ces personnes, de les rendre visibles et de les entendre parler entre elles de leurs sentiments, leurs déceptions, leurs rêves et leurs aspirations, sous les regards (et parfois avec les commentaires) des autres travailleurs et travailleuses agricoles permanents et plus âgées.
Dans un pays où la «valeur travail» est de plus en plus négligée et où les jeunes sont souvent présentés comme des fainéants et de potentiels candidats à une «immigration clandestine et suicidaire» dont on connaît les suites, le fait qu’Erige Sehiri choisisse de tourner son film dans «un lieu et sur un temps de travail», ressemble ici à une belle lueur d’espoir : les jeunes Tunisiens (filles et garçons) qu’elle nous montre n’ont donc pas peur de se lever de bonne heure pour aller travailler, se montrer solidaires entre eux et déterminés face aux multiples difficultés qui leur compliquent la vie.
Le film est ainsi une succession de «scènes parlantes» et pleines de révélations sur la vie quotidienne de ces jeunes (et à travers eux de l’ensemble de la société tunisienne d’aujourd’hui). On y découvre leurs avis sur des questions aussi diverses que l’amour, l’hypocrisie, l’égalité hommes-femmes, le harcèlement sexuel ou encore les différentes formes d’exploitation dans le milieu du travail.
Parmi les scènes les plus significatives à ce sujet, on pourrait rappeler celles où la jeune Sana (Ameni Fdhili), amoureuse de Firas (Firas Amri), fait preuve d’une grande jalousie et reproduit des idées complétement conservatrices quand elle décrit le profil qu’elle souhaite retrouver chez lui pour être un « bon mari pour elle », à tel point qu’elle finit par l’agacer et le rendre plus réticent vis-à-vis d’elle. Mais, il faut aussi souligner et saluer, dans d’autres scènes, l’attitude parfaitement courageuse et parfois volontairement provocante de Fidé, (Fidé Fdhili), la jeune fille préférée du patron. N’hésitant devant rien ni personne, elle ne rate aucune occasion pour dénoncer d’un côté l’hypocrisie de certaines femmes qui prétendent, par exemple, être vierges (alors qu’il n’en est rien, dit-elle) juste pour trouver un mari, et d’autre part tous les hommes, attachés à un esprit patriarcal et réactionnaire, qui adoptent souvent des attitudes méprisantes vis-à-vis des femmes. Son échange direct et sans concessions, à ce sujet, avec un vieil homme du coin est à ce niveau un exemple de lucidité, de courage et de détermination.
Enfin, la scène de paie qui marque la fin de cette journée est incontestablement, à elle seule, un moment symboliquement fort du film. Elle permet à la réalisatrice de mettre à nu ce patron qui agit en maître absolu sur ses terres et se donne pratiquement tous les droits, à commencer par celui d’ignorer ceux de ses ouvriers. En quelques plans et en toute simplicité, elle arrive à nous dévoiler différentes formes d’exploitation, de mépris et de chantage régulièrement utilisées par ce patron à l’encontre de ses ouvriers, sans qu’il ne se sente menacé d’une quelconque poursuite de la part des autorités publiques qui, de toute façon, brillent par leur absence.
Mais, le film ne se termine pas uniquement sur cette note, à la fois sombre et révélatrice, des exactions de quelques patrons dans les milieux professionnels. Au contraire et comme dans les premiers plans, les ouvrier(e)s occupent à nouveau l’écran et se retrouvent rassemblé(e)s à l’arrière de la camionnette du patron, mais cette fois-ci sur le chemin du retour. Défiant la fatigue d’une journée de travail et les conditions de transport inqualifiables, ils (et surtout elles) se montrent sous une forme éblouissante, débordant de fraîcheur et de joie et répétant en chorale des chansons populaires connues et appréciées comme «Elloumou, Elloumou», dont les paroles audacieuses et directes constituent une forme de défiance vis-à-vis de l’esprit patriarcal et conservateur dominant au sein de la société tunisienne.
Une mise en scène neutre et poétique
Se présentant comme un véritable film choral, «Sous les figues» ne compte aucun rôle principal car tous les personnages sont mis sur le même pied d’égalité. Leurs histoires personnelles peuvent d’ailleurs être racontées ou présentées de façons distinctes les unes après les autres. Mais comme elles comportent tellement de points communs, elles peuvent aussi être facilement reliées entre elles pour former un ensemble tout-à-fait cohérent. Et c’est là, peut-être, un des éléments qui ont été déterminants dans le style d’écriture et de composition du film. Car en construisant son film autour d’une journée de travail dans un verger, la réalisatrice semble avoir opté pour une mise en scène qui s’apparente facilement à celle du théâtre, notamment par cette unité de temps (une journée) et d’espace (un champ de figuiers). Il faut dire aussi qu’à l’instar de ce qui se passe au théâtre et au rythme des déplacements des acteurs d’un arbre à un autre, pour travailler et/ou échanger sur des aspects intimes de leurs vies personnelles respectives, le spectateur est ici invité à suivre et découvrir une succession d’actes ou de tableaux, liés les uns aux autres par un montage alterné et des histoires distinctes ayant parfois quelques similitudes entre elles.
En plus et même si «Sous les figues» reste un film de fiction, sa mise en scène minimaliste et fidèle à la réalité est tellement subtile et sans effets particuliers, qu’elle nous fait penser plutôt à un «docu-fiction», où il n’est pas toujours aisé de distinguer le réel de la fiction.
À ce titre, le jeu des acteurs (dont aucun n’est professionnel) qui est d’une justesse époustouflante et surtout leurs dialogues (en dialecte local) paraissent tellement naturels que l’intervention de la caméra ressemble ici à une simple couverture complétement neutre des scènes que ces ouvrier(e)s ont l’habitude de vivre tous les jours, pendant cette récolte. Certes, les choses ne se sont probablement pas passées exactement comme nous le supposons, mais nous y voyons une volonté de discrétion de la part d’Erige et un souci de respect des faits réels qu’elle a entendus et recueillis et qui l’ont inspirée pour écrire son scénario.
Sa caméra portée et intimiste, multiplie les plans rapprochés (gros plans et très gros plans) sur les protagonistes, tout en restant toujours concentrée sur l’essentiel, sans jamais tomber dans la tentation des cartes postales, malgré l’étendue, la beauté et la splendeur des lieux où se passe l’action du film. Ces cadrages serrés, notamment sur les yeux et les visages des jeunes actrices, témoignent d’une grande sensibilité artistique, permettant au spectateur de s’approcher au plus près de ces personnages et de déceler, dans leurs regards et sur les traits de leurs visages, la profondeur des sentiments qu’ils expriment.
Avec «Sous les figues», Erige nous propose ainsi une écriture cinématographique tellement simple et directe qu’on pourrait considérer son travail comme un véritable «cinéma ancré dans le réel», où la caméra se contente de transmettre en toute fidélité et neutralité le vécu de ses personnages. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait en filmant les scènes où ces jeunes personnes rêvent de liberté et clament leur envie d’émancipation face à l’ordre établi, alors que d’autres à côté sont en train de prier. Et en procédant de cette manière, la réalisatrice tente aussi de nous suggérer une image réduite de la réalité quotidienne de la société tunisienne, où ces mêmes attitudes cohabitent régulièrement et à tous les niveaux, y compris dans les cellules familiales. En somme, à l’image de ce verger, utilisé ici comme un huis clos à ciel ouvert, où l’on se sent paradoxalement à la fois libre et étouffé, la Tunisie d’aujourd’hui est présentée comme un pays chaleureux et protecteur, auquel on tient énormément, mais où une partie de la jeunesse (entre autres) se sent complétement brimée, étouffée, contrariée et sans véritable perspective d’avenir.
Enfin et pour ne rien oublier, il convient de noter que la bande son de ce film nous offre une séduisante synchronisation entre une belle musique créée par le compositeur franco-tunisien Amine Bouhafa, des chants traditionnels locaux en hommage à la culture berbère de la région et des dialogues (presque naturels) mettant en valeur le dialecte local et l’accent du village. Tout cela est entrecoupé par le bruit régulier des cagettes, mais aussi par cette agréable succession de chants d’oiseaux, de bruit du vent et de craquement des fragiles branches de figuiers.
En conclusion
Sans être un film révolutionnaire, ni tomber dans des excès de dénonciation ou d’utopie, le film se limite à présenter un état de fait, à travers une séquence de vie et de travail où des générations différentes se côtoient, s’observent et parfois s’opposent à travers leurs visions du monde, tout en restant solidaires et bienveillants les uns vis-à-vis des autres. En s’intéressant à ces jeunes Tunisien(ne)s qui ressemblent à tant d’autres jeunes dans le monde, Erige Sehiri évite surtout de les idéaliser et se contente de les présenter tels qu’ils (et elles) sont, avec leurs histoires individuelles, leurs hésitations, leurs contradictions, mais surtout avec leurs velléités émancipatrices et leur quête quotidienne et déterminée d’une vie meilleure, libre et débarrassée de tous les tabous et interdits.
Mouldi FEHRI
Paris, le : 17.12.2022
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