MERIAM AZIZI, CRITIQUE DE CINÉMA TUNISIENNE — ENTRETIEN

Entretien réalisé par Samir Ardjoum

Un film tunisien sur nos écrans… L’occasion pour nous d’aller prendre quelques nouvelles de cette belle géographie, avec la critique de cinéma Meriam Azizi.

1. Quel a été votre premier souvenir en tant que spectatrice sur le cinéma tunisien ?

  • Mon tout premier souvenir, qui m’a bien marqué d’ailleurs, c’est, sans la moindre hésitation, Les Silences du Palais, de Moufida Tlatli. C’était une projection en plein air sous le ciel étoilé d’une journée d’été, dans la cour d’un palais beylical, organisée par la municipalité de la Manouba, quartier périphérique au centre de Tunis. Ayant à cette époque l’âge d’Alia, jouée par Hend Sabri, je me suis tout de suite identifiée au personnage, ce qui m’a permis de vivre intensément ses souffrances et sa résistance.
    Je me rappelle le grand flash back qui figurait le passé de Alia, vivant entre les murs d’un palais mystérieux d’où elle s’était enfuie dix ans auparavant. J’ai admiré ce caractère combatif qu’elle mettait en avant contre la suprématie oppressive du système phallocratique, contrairement à sa mère Khedija, qui protégeait sa fille des convoitises des maîtres des lieux, quitte à supporter leur brutalité, voire même à y perdre sa vie. Les images étaient percutantes et chargées d’émotion. C’était un voyage labyrinthique dans la vie secrète des palais, une approche inédite de la société tunisienne de l’après- indépendance. Social, avec un arrière fond historique, le film est sous cet angle, foncièrement féministe. Il s’agissait, et j’en suis consciente aujourd’hui, d’un sujet tabou que la réalisatrice a eu le double mérite de révéler à l’époque où le film est sorti.

2. Selon un critique de cinéma tunisien, le cinéma dans ce pays est passé par trois étapes : la libération et la résistance tunisienne, l’indépendance, et la mémoire nationale. Que pensez-vous de ce résumé ?

  • Je pense qu’effectivement, l’histoire du cinéma tunisien est tripartite. En cela votre résumé est légitime. A cette différence près que, dans la phase deuxième, j’inclurais la première car le volet Indépendance englobe la résistance et la libération qui ne sont que des figures de ce mouvement. Cependant, j’ajouterais en troisième lieu une période distinctive et spécifique au cinéma tunisien : la génération des femmes réalisatrices, dont je cite les deux pionnières, Kalthoum Bornaz (Keswa, Le fil perdu, 1997) et Moufida Tlatli (Les Silences du palais, 1994, La saison des hommes, 2000), qui a osé explorer d’un regard perspicace les rapports homme-femme dans la société tunisienne, en campant sa caméra dans un village traditionnel à Djerba. 
La vague de l’Indépendance est représentée par les films d’Ammar Khlifi (Sourakh wa Soujana, et Dhil al Ardh), où la célébration de la résistance trouve son compte.
 Naturellement, après l’indépendance, le cinéma oriente ses préoccupations vers les problèmes internes du pays, ce qui a donné naissance à l’emprunt d’une approche critique des réalités sociales de l’époque. C’est les années Nouri Bouzid, dont l’esthétique et l’écriture cinématographique ont fait de lui une référence dans le cinéma tunisien. L’homme des cendres (1987), Les sabots en or (1989) puis Bezness (1992), témoignent d’une audace incomparable pour l’époque. En effet, Nouri Bouzid brise les tabous en transposant à l’écran des sujets comme la torture ou l’homosexualité. Malgré les problèmes de censure, ses films ont réussi à atteindre les spectateurs, bien que le contexte socio- politique, marqué par la montée de l’intégrisme, ait été des plus dévaforables. Parallèlement, Férid Boughedir a cultivé une autre écriture, moins politique si l’on peut dire, et plus intimiste. Nous référons ici à Halfaouine, l’enfant des terrasses qui a enregistré un succès international.

3. Le cinéma est apparu en Tunisie avec les prises de vue des frères Lumières dès 1896. Le premier film de fiction réalisé en Afrique s’est déroulé en Tunisie. La première société de distribution…en Tunisie ! Pensez-vous que ce pays ait, réellement, toujours été ancré dans l’histoire du cinéma mondial ?

  • La Tunisie, ancrée dans l’histoire du cinéma mondial ? C est certainement un idéal à atteindre, car avec la configuration du paysage audiovisuel actuel en matière de cinéma, je n’irais pas jusqu’à ce point. Certes l’engouement précoce pour le cinéma en Tunisie est très symbolique, sans oublier la réputation cinéphilique du public tunisien qui atteint son apogée avec la création des clubs de cinéma en 1946. En revanche, aujourd’hui, il s’agit plus d’un souvenir nostalgique que d’une réalité. Par ailleurs, ce passé glorieux ne concerne que le Maghreb, puisqu’en Afrique il y a l’éminent exemple de la puissante industrie cinématographique égyptienne. Je ne sais pas si le fait que le paysage attise la convoitise des producteurs étrangers pour en faire le décor de leurs films suffit à justifier que la Tunisie soit ancrée dans l’histoire du cinéma mondial. Personnellement, je crois que le jour où un film tunisien touchera, de par son contenu (histoire, décor, casting…), à l’universel, la Tunisie pourra, à ce moment là, s’enorgueillir de ce titre.

4. Comment se déroule la production en Tunisie ? Existe-t-il de nombreuses sources d’aides ?

  • La Tunisie compte 12 sociétés de production répertoriées sur le site www.cinémasfrancophones.com. Les projets de fiction, à l’opposé des films industriels, peinent à se concrétiser. En effet, la seule source d’aide connue en Tunisie, dont dépend la majorité des producteurs, est l’Etat, via le ministère de la Culture. Les subventions sont accordées aux projets de longs-métrages au total d’un demi-million de dinars. Plusieurs dossiers se voient refuser à l’issue des commissions qui se tiennent aléatoirement (tantôt deux sessions par an, tantôt une seule par an, et parfois même une seule en deux ans). Il faut signaler l’absence d’un centre cinématographique équivalent au CNC en France, ce qui n’est pas le cas en Algérie et à plus forte raison au Maroc, où les secteurs du cinéma et de l’audiovisuel tirent un grand bénéfice du CCM, qui s’est fixé comme objectif de veiller à la promotion locale et internationale du cinéma marocain.

5. Le cinéma algérien est souvent qualifié de cinéphile. En Tunisie, certains cinéastes osent aborder des thématiques tabous, et risquent de se voir hués par la critique ou le public. Pensez-vous que ma question est légèrement exagérée ou bien est-ce une réalité conséquente ?

  • Permettez-moi de rectifier. Nous ne pouvons pas qualifier un cinéma de cinéphile. D’autre part, le cinéma tunisien, cinéma d’auteur, possède un large spectatorat réputé foncièrement cinéphile. La mission des cinéastes tunisiens, comme celle de tout cinéaste, est d’ébranler le spectateur, quitte à emprunter parfois un ton provocateur, pour l’amener à réfléchir sur sa condition humaine. Si en retour, ils ne récoltent que des huées, c’est généralement la réaction d’un public non averti. La critique, elle, opte pour des discussions fondées autour des tables rondes. Votre question reflète donc une réalité conséquente, si l’on voit que jusqu’à nos jours le nu dans le cinéma tunisien en particulier, et arabe en général, est interdit à l’écran, alors que le cinéma est censé parler de la vie.

6. Comment expliquez-vous une production de films documentaires rare ?

  • Le genre du documentaire est un secteur-clé du cinéma. En Tunisie, sa production était prolifique, mais on a tendance à oublier qu’il a ses pionniers en les personnes de Abdelatif Bouâssida, Sophie Firchiou, Hmida Ben Ammar, et puis au sein même de la génération qui a pris la relève, dont la figure de proue aujourd’hui est Hichem Ben Ammar, et à ses côtés Mokhtar Laâjimi, Fatma Skandarani, Kalthoum Bornaz, Mahmoud Ben Mahmoud, Hichem Jerbi…Ce qui constitue un écueil à l’épanouissement de ce secteur, c’est le manque de suivi. Par conséquent, les œuvres des réalisateurs cités, bien qu’elles représentent une sauvegarde de la mémoire collective et du patrimoine national, sont vouées à la disparition de la conscience spectatorielle. Ce qui réduit davantage l’intérêt pour ce genre cinématographique est la sensibilisation lacunaire du public à l’égard de ce genre filmique. Cette instance représente, à l’évidence, la raison majeure pour continuer à produire dans le documentaire. Entraîner son désintérêt signifie geler l’ambition même de créer dans cette filière.

7. On cite souvent – et à tort – pour présenter le cinéma tunisien, Férid Boughedir avec son film Halfaouine. Pourquoi selon vous, la critique des pays occidentaux a du mal à développer une certaine curiosité envers des auteurs tels que Bouzid, Baccar ou Belkhadi ?

  • L’espace où se déroule l’histoire de Halfaouine est la médina de Tunis, autrement dit ce qui représentait tout Tunis jusqu’à l’époque du protectorat français, avant la construction des édifices de la ville moderne. Cette image constitue dans l’imaginaire occidental un cliché historique et exotique, qui facilite la classification du film. Car pour comprendre un phénomène extérieur à notre culture, on est naturellement enclin à le renvoyer à une réalité déjà existante, en l’occurrence ici le Tunis des Beys avec ses souks, ses portes et ses traditions. Halfaouine se transforme alors en une sorte de carte postale, à l’instar de celles prises par les colons en noir et blanc, et qui en présente les mêmes composantes. Cependant je suis optimiste, car avec le succès de ce que j’appelle le cinéma populaire, qui prend l’identité actuelle du Tunisien comme objet principal de ses préoccupations, la critique des pays occidentaux est contrainte de questionner le cinéma tunisien autrement qu’à travers le prisme des stéréotypes.

8. Comment le cinéma est-il perçu en Tunisie ?

  • En dehors du cercle cinéphilique, le cinéma tunisien est presque étranger dans son propre pays. Une raison principale, selon moi, sous-tend cette situation. Il s’agit d’un cercle infernal. Les exploitants des salles de cinéma évitent de passer des films tunisiens qui présenteraient le risque de ne pas être rentabilisés, puisque la faculté de réception chez le spectateur tunisien est interférée par l’ancrage des films commerciaux (U.S.A et Egypte), ce qui rend ardue la tâche de le sensibiliser à un cinéma social. C’est ici où l’association tunisienne pour la promotion de la critique cinématographique peut jouer un rôle déterminant, mais, entendons-nous : à long terme. Le public tunisien emprunte le chemin des salles de cinéma essentiellement pour le plaisir de se divertir. Si le film incite à la réflexion sur sa condition, en portant à l’écran les problèmes auxquels il est constamment confronté, même si le film a été primé par tous les festivals, il est taxé de nul.

9. La vie associative se développe-t-elle, et qu’apporte-t-elle au sein de l’industrie cinématographique ?

  • Il existe trois structures associatives qui accompagnent de près l’évolution du cinéma tunisien. Leur présence, concrétisée par un programme d’activités bien étudié, contribue à évaluer la qualité des films depuis le récit jusqu’à l’image. La FTCA (Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs), membre de l’union internationale du cinéma non professionnel, rassemble tous les clubs de cinéma qui offrent aux adhérents, pour une participation annuelle au prix modique, des formations en écriture scénaristique encadrées par des professionnels du métier, et le matériel requis pour assurer les tournages des projets. Le deuxième pôle, non moins important, est la FTCC (Fédération Tunisienne des Clubs de Cinéma). A la différence de la FTCA, les clubs qu’elle réunit prodiguent une formation théorique sur les divers courants cinématographiques qui ont traversé le XXème siècle. Au menu, des projections de films-phares dans l’histoire du cinéma, accompagnées de débats.
    Finalement, je cite la ATPCC (Association Tunisienne pour la Promotion de la Critique Cinématographique), dont le rôle est de jeter la lumière sur le secteur du cinéma, sous forme de critiques et de débats. Par ailleurs, on lui doit l’organisation de cycles du cinéma mondial, étalés sur l’année. Ce qui représente une aubaine pour les cinéphiles tunisiens. La ATPCC est une section nationale membre de la FIPRESCI (Fédération Internationale de la Presse Cinématographique).

10. Cette dernière question va vous paraitre insolente. Existe t-il aujourd’hui un cinéma en Tunisie ?

  • Il existe des cinéastes tunisiens. Par contre, on ne peut pas parler réellement de cinéma tunisien, tant que la survie du film dès sa gestation est tributaire de la coproduction. Néanmoins, le cinéma tunisien en pleine acception du terme, commence à voir le jour. Cela signifie que le pays est en train de prendre son indépendance, de construire une certaine autarcie, de cultiver une production locale capable d’attirer le spectateur tunisien. A noter que la journée consacrée à la Tunisie et organisée par le village international au Festival de Cannes 2006, est un événement prémonitoire d’une nouvelle vague. VHS Kahloucha, production intégralement tunisienne (Propaganda productions), est l’illustration de cette embellie.

Source : http://www.iletaitunefoislecinema.com


Publié le : 2008-07-15 22:34:07

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire