JILANI SAADI FAIT VOLER EN ÉCLATS LA RÉALITE TUNISIENNE

Par Isabelle Regnier (à Marseille) – Le Monde | 18.04.2015

Ceux qui ont vu, en France, «Khorma» (2002) ou «Tendresse du loup» (2006) se souviennent – peut-être – du nom de Jilani Saadi, l’auteur et producteur de ces films. Ils sont peu nombreux. Si peu que ce Tunisien de 53 ans a renoncé à chercher un distributeur français pour les suivants. Il a tourné trois autres longs-métrages, des courts, mais on n’a plus vraiment entendu parler de lui sur la rive nord de la Méditerranée. Pour prendre la mesure de son œuvre, ce condensé de poésie brute et de critique sociale au vitriol, il aura fallu que les Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille, dont la 3e édition se termine dimanche 19 avril, lui consacrent une première rétrospective française.

Inventif et débridé, rétif à tous les dogmes, le cinéma de Jilani Saadi glisse du 35 mm à la caméra GoPro, intègre des images de vidéosurveillance, détourne des clips d’appel au djihad piqués sur Internet, filme en plongée du point de vue d’un hibou, à moins que ce soit du pouvoir… Burlesque, mélo, comédie musicale, drame social, documentaire s’y télescopent dans des proportions chaque fois différentes. Un romantisme échevelé coexiste avec une approche crue de la violence, du viol en particulier, dont il expose frontalement la barbarie. Sa vision d’un monde peuplé de fous, de clochards et d’idiots, de prostituées et de filles révoltées se déploie avec une cohérence extrême, sous-tendue par l’idée qu’on ne tue pas le père dans la société tunisienne. «Et si on ne peut pas tuer le père, comment peut-on tuer un policier ? Comment contester le pouvoir en place ?».

Amitié avec des clochards qui le marquent à vie

Après une enfance passée à étouffer dans la ville côtière de Bizerte, ce fils de docker issu d’une famille fortement politisée débarque à Paris en 1984, s’inscrit à la fac de cinéma de Vincennes, vit quelque temps dans la rue, se lie d’amitié avec des clochards qui le marquent à vie. Il leur rendra hommage dans «Où es-tu papa ?» (2011), l’histoire d’un quadragénaire promis à une jeune fille qui lui fait faux bond le jour de la cérémonie. Quand son père la punit en lui rasant une partie de la chevelure, elle renverse l’humiliation en terminant elle-même le travail à la tondeuse. «Être plus fort que ce que l’on t’impose, faire de sa faiblesse une force, c’est l’histoire du cinéma que je veux faire. Nous serons plus libres, plus forts, si nous cessons de nous comparer aux standards d’un cinéma disposant de moyens des dizaines de fois plus importants que les nôtres. Il n’y a pas qu’une seule esthétique».

Saadi travaille comme conteur, puis médiateur culturel, dans les cités de Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Il tourne deux courts-métrages, dont le bijou de cruauté burlesque «Marchandage nocturne» (1994). Son premier scénario de long retient l’attention du Centre National du Cinéma et de l’Image animée, qui lui finance un pilote, mais le jury n’est pas convaincu. Le film ne verra pas le jour. C’est en Tunisie qu’il réalise «Khorma», allégorie cinglée de la transition de Bourguiba à Ben Ali, portée par un idiot solaire qui se transforme, dès qu’on lui accorde un semblant de statut social, en un potentat corrompu. Puis «Tendresse du loup», sur le viol collectif d’une prostituée, qui fera scandale.

Errance poétique et foutraque

En 2007, il revient vivre à Bizerte avec femme et enfant, tourne ensuite «Où es-tu papa ?», puis «Dans la peau», mélo expérimental, sexy et poignant, qu’il termine pendant la révolution. Révélé par les Rencontres de Marseille, le film n’était pas sorti à la demande de ses acteurs, effrayés, à l’époque, à l’idée de devenir la cible des violences des islamistes. La révolution, la puissance des vidéos tournées au téléphone portable qui l’ont déclenchée ont ébranlé les certitudes du cinéaste. Avec quelques camarades, il établit une série de principes réunis sous le label «Bidoun», un mot qui veut dire «sans» en arabe.

Les films se feront sans argent, sans machinerie et – surtout – sans autorisation de tournage, ces «instruments de censure» qui soumettent l’existence des œuvres au bon vouloir du pouvoir politique. Errance poétique et foutraque d’un garçon paumé et d’une fille révoltée, «Bidoun 2» a été entièrement filmé à la GoPro, comme «Bidoun», le court-métrage qui l’a précédé. Pourquoi ? «Parce que Mohamed Merah. Il en avait une sur sa poitrine, quand il a tué les enfants juifs. Cet acte m’a tellement choqué que j’ai voulu voir ce qu’on pouvait faire avec. Le spectateur n’est plus dans cette place un peu tierce que lui assigne le champ-contrechamp, il prend celle de l’acteur. La GoPro ouvre des espaces, laisse entrer beaucoup de hasard. Le statut du réalisateur s’en trouve remis en question».

Outre un «Bidoun 3», qu’il tournera dès qu’il aura 5000 ou 6000 euros pour payer la nourriture, Jilani Saadi prépare une fiction fondée sur ce qu’il a tourné en 2010 à Kasserine, la ville d’où sont parties les images des jeunes gens tués par la police en janvier 2011, qui ont fait descendre le pays entier dans la rue. Les attentats de janvier, à Paris, ont, par ailleurs, fait remonter à la surface un scénario de 2003, inspiré de son expérience dans les banlieues françaises, «l’histoire d’un homme qui a fui l’Algérie parce qu’il était menacé de mort par des intégristes, qui trouve un poste de gardien de cité en banlieue, et retrouve les mêmes problèmes, multipliés par dix». Ce serait une «comédie marrante», dit-il. Il cherche un producteur français.

Source : http://www.lemonde.fr/


 

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