JILANI SAADI, CINÉASTE : «JE NE COPIE PAS LES AUTRES»

Entretien conduit par Salem Trabelsi – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 15-12-2014

A ses débuts on a salué son cinéma, son premier film, «Khorma», était bien reçu par la critique, au fil des années le cinéma de Jilani Saadi est devenu plus radical, plus solitaire et cela déplaît…Polémique… On crie au scandale à la projection de son dernier opus «Bidoun2»…Un entretien s’impose…

Votre film est le seul film tunisien à avoir figuré dans la compétition officielle des JCC. On a l’impression que vous avez fait les frais de cette sélection…

  • Le problème c’est que j’ai l’impression que l’on s’est servi de mon film pour attaquer la directrice du festival, Dorra Bouchoucha, alors que, comme tout le monde, j’ai fait un film et je l’ai proposé au Festival. La commission  a choisi mon film; j’étais moi-même surpris, mais ce qui m’a le plus surpris, c’est que ça a pris des proportions déraisonnables et carrément dangereuses… J’ai l’impression que les gens ne se rendent pas compte de l’étendue de ces dégâts en dehors de ma propre personne. Une réaction qui dévoile une situation catastrophique dans ce métier ou dans ce groupe de cinéastes tunisiens.

Vous pensez qu’il y a une sorte de cabale contre votre film ?

  • Évidemment ! Quand je vois une journaliste entrer dans la salle (et avant le début de la première du film) avec des bidons dans les mains pour influencer les spectateurs, quand je vois à la sortie tous les cinéastes tunisiens qui se jettent  sur les micros pour dire tout le mal qu’ils pensent du film, alors que personnellement je n’ai fait aucune déclaration; je n’ai même pas réagi aux provocations et à l’agressivité à mon égard. J’ai le droit de penser que je suis une cible. Ce qui est le plus désolant, c’est de voir des gens, qui se disent cinéastes et qui sont d’un certain âge, se lancer dans un discours destructif contre quelqu’un qui partage le même métier qu’eux. Un cinéaste peut m’adresser des critiques, c’est tout à fait normal, mais de là à faire le tour  des médias en médisant sur mon travail, pour moi c’est incompréhensible. Et puis je voudrais bien comprendre pourquoi un film, tourné avec peu d’argent, serait un crime ? Je suis certain que si j’avais fait un film trop coûteux ils vont dire que c’est aussi condamnable. Ce que les professionnels font contre mon film c’est pathétique… De mon côté, je ne suis en guerre contre personne.

Justement parlons budget… C’est un vrai «low cost», ce film..

  • C’est une démarche que j’ai préparée depuis plus de  trois ans… Je suis quelqu’un qui se pose certaines questions, et c’est mon droit. J’estime que je suis un créateur (ou bien il faudrait qu’on me définisse ce qu’est un créateur) et j’ai voulu faire autre chose… il y a quelque chose qui se passe au niveau technique dans le monde entier et cela influe  sur le coût et c’est quelque chose qui m’intéresse. Et si je ne fais pas évoluer mon travail, pourquoi je suis là ? Je suis constamment en train de repenser ma manière de voir, ma manière d’aborder l’extérieur et me questionner sur le rapport que je dois avoir avec l’autorité et tout  le reste… Ce sont des questions fondamentales pour un créateur. C’est cette démarche-là qui a donné naissance à ce film. Je n’ai demandé aucune aide, aucune subvention, ni de la Tunisie ni d’ailleurs. J’ai travaillé avec mes propres moyens. J’ai fait mon film comme je le voulais. C’était une expérience que j’ai menée jusqu’au bout. Je l’ai déposé aux JCC. J’ai été sélectionné et j’en suis très fier.

Cela dit, quand on parle de «Bidoun 2» on ne parle que d’argent… Certains parlent de 10.000 dinars, d’autres de 20.000D. Quel est le coût réel de ce film ?

  • Je ne sais pas pourquoi la question de l’argent dans le cinéma obsède tout  le monde ! Je vais vous dire pourquoi je n’ai pas demandé d’aide et je l’ai fait à moindres frais. Depuis 2010, on a refusé les subventions aux films qui portent ma signature. J’ai tourné ce film en été 2013. A cette date, tout était bloqué en Tunisie au niveau politique, à cela s’ajoutait l’assassinat de Brahmi. C’était une situation particulière. Le ministre de la Culture portait plainte contre des plasticiens et venait de mettre en prison un cinéaste. J’étais très pessimiste à l’époque et j’ai fait ce film comme un moyen de résistance à toute autorité. C’est pour cela que je n’ai demandé ni aide ni financement. C’était ma manière de faire de la résistance. Ce qui est indéniable c’est que le film fait débat car il remet en cause beaucoup de choses, que ce soit au niveau structurel ou autre. Mais je ne comprends pas pourquoi on empêche ce débat d’avoir lieu par l’insulte et l’invective. Si on ne se pose pas la question : quels films doit-on  faire et avec quels moyens ? Quelles  sont les libertés qui nous sont acquises pour filmer ? Si on ne veut pas parler de ça, c’est qu’on est en train de s’autodétruire.

De «Khorma» à «Ers edhib» vous avez éliminé la machinerie, ensuite vous avez réduit au maximum les équipes et maintenant vous tournez avec une petite caméra et  deux acteurs…

  • Mais je suis libre de tourner comme je veux ! Maintenant, si les gens me reprochent d’avoir des choix esthétiques que je trouve forts, c’est une chose qui me surprend! Je ne veux pas rester dans la prison formelle, là où sont logés beaucoup de cinéastes.

Mais l’histoire du film risque d’être  inintelligible…

  • L’histoire n’est pas inintelligible… Quand je lis un article de presse qui parle du stress et de l’angoisse du personnage, je dis que le journaliste a compris de quoi il s’agit. Sinon, on ne peut pas dire des choses et dire ensuite qu’on n’a pas compris. Certains l’ont qualifié de «cochon», cela me fait rire, si leur référence est ce genre de films. Il y a des gens qui n’ont jamais compris mon cinéma depuis «Khorma». Cela ne me pose pas de problèmes, mais ce qui me surprend le plus, c’est que certains critiques regrettent qu’il n’y ait pas de nu dans mon film. Je ne suis pas obligé de dénuder mes personnages alors que le sujet du film ne l’exige pas. En fait, ce film s’organise autour des sensations, de l’énergie et pas autour du récit. Le récit est réorganisé de manière à permettre à l’énergie de ces personnages d’exister de manière absolue, de manière autre. Le cinéma n’est pas que le récit. C’est une recherche qui a touché beaucoup de gens et j’en ai eu beaucoup de retours positifs. Alors je ne vois pas pourquoi certains parlent au nom des autres. Certains disent que j’ai gaspillé de l’argent, je ne comprends pas de quoi ils parlent. C’est mon propre argent et c’est ma propre énergie et j’en fais ce que je veux. Maintenant, je n’y peux rien si je remets en cause leur manière de concevoir les choses. Cela dit, je veux bien être critiqué, mais à partir de données réelles et de choses précises et pas sur des généralités. La question que je me pose c’est : pourquoi on voudrait faire de la critique un  outil de destruction?

Cela dit, le film est «bizarre»…

  • Le film n’est pas bizarre, ce sont deux personnes qui errent dans le pays au moment où on est en train d’écrire une Constitution. Deux jeunes de 20 ans en perte de repères. Comment cette vie résonne sur la leur ? La chose est très simple. Je laisse les gens vivre cette histoire comme ils veulent, et c’est ce qui résonne en eux qui m’intéresse. Je fais du cinéma particulier peut-être, je vous le concède, mais en quoi c’est un défaut, il me semble que c’est plutôt une qualité. C’est un objectif vers lequel tend tout auteur ou créateur. Je suis là pour créer mon propre cinéma. Je ne  copie pas  les autres.

Comment avez-vous  réagi à l’annonce du palmarès ?

Paisiblement ! Cela ne m’a posé aucun problème. J’en suis à mon quatrième film. J’ai parcouru des festivals en long et en large, j’ai très rarement eu de prix et ça ne m’a jamais posé de problème ! Le plus important c’est que le film soit vu et touche le public. La chose qui me ferait le plus mal au monde c’est que mon film laisse les gens indifférents. Pour moi lorsqu’on parle de Bidoun 2» avec toute cette énergie et cette passion, c’est déjà ça de gagné. Les gens n’ont fait que parler de mon film pendant ces JCC, avant de le voir et après l’avoir vu. C’est le plus important, voire essentiel pour moi…

Auteur : Entretien conduit par Salem Trabelsi

Ajouté le : 15-12-2014

Source : http://www.lapresse.tn/


 

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