LES FILLES D’OLFA, DE KAOUTHER BEN HANIA : D’ART OU DE PRÉDATION

Par Khalil KHALSI* – Le Temps – jeudi 8 février 2024

L’on ne se méfie jamais assez des fictions. Encore moins de celles qui se gargarisent de leurs supposées bonnes intentions, déambulant de festival en festival, de Cannes à Hollywood, avec le masque du documentaire. Un documentaire qui plus est, tiers-mondiste, orientaliste. Un film à bailleurs de fonds européens motivé par «la fascination du pire» (pour reprendre un titre plus intelligent que son auteur, Florian Zeller). Car Les Filles d’Olfa, de Kaouther Ben Hania, est une œuvre de violence. Il ne s’agit pas de la violence de l’histoire retranscrite qui est, certes, factuellement, d’une effroyable horreur : une mère perd ses deux filles aînées contre une machinerie idéologique, qui se trouve être Daesh. C’est une violence d’un autre registre qui fait carburer ce long-métrage : de la prédation.

Kaouther Ben Hania raconte une histoire inspirée de celle d’Olfa Hamrouni, mère de quatre filles, dont les deux aînées s’en vont rejoindre l’État islamique. Se présentant comme un docu-fiction, le film fait jouer Olfa et ses deux benjamines, Eya et Teyssir, tandis que Hind Sabri incarne la mère lors des scènes supposées difficiles ; deux autres actrices professionnelles occupent le rôle des sœurs parties. Le film alterne scènes de reconstitution, apartés, images d’archives et passages « meta » se produisant dans les coulisses. La famille d’Olfa Hamrouni était peut-être suffisamment médiatisée, dira-t-on, depuis 2016 – lorsque la mère a publicisé sa situation et dénoncé l’incurie politique –, pour qu’un film vienne boucler leur calvaire et leur rendre justice. Il peut être vu, en effet, comme juste que les victimes d’un État démissionnaire basculent du côté lustré de la notoriété après s’être fait coller à la peau une réputation de chiens écrasés. Les Filles d’Olfa pourrait ainsi être réparateur à un niveau symbolique, au-delà de l’aspect financier ; l’on ignore, d’ailleurs, ce qu’il en est de la compensation matérielle promise à la famille qui, par son histoire, ses visages, offre à l’équipe de production un laissez-passer aux Oscars (le long-métrage est nommé pour la statuette du Meilleur film documentaire). Cette réparation, nationale et internationale, irait au-delà de celle dont le dispositif pseudo-artistique du tournage prétendait présenter l’espace, dispositif qui s’avère être cavalièrement ou en tout cas abusivement psychothérapeutique.

Je dis «abusivement» au sens double de «surestimation» – offrir l’occasion d’une consolation ou d’une catharsis à ses protagonistes, ce n’est pas les soigner – et, bien sûr, de «violence» : amener mère et filles, au nom de la vérité et de la soi-disant justesse documentaires, à revivre, que ce soit par la confidence ou par le jeu, certains souvenirs traumatiques ayant débouché sur le départ des aînées en Libye – il y aurait lieu de voir là un cas potentiel d’abus psychologique.

Se pose alors la question du consentement, dont on sait que c’est une affaire d’apories et de zones grises. On sait aussi que signer un document déclarant que l’on accepte de prendre le risque de ressusciter des traumatismes, on sait qu’un tel document peut n’être pas plus éthique qu’un blanc-seing. Et ce, au-delà du fait d’autoriser que son histoire soit appropriée aux fins de (docu)fiction, et par la suite capitalisée de droits d’auteur en festivals internationaux – a fortiori si ce document est agrafé à un contrat doublé d’une paie et de l’appât de la célébrité. Par ailleurs, réduire la discussion à la question du libre-arbitre interjetterait l’aspect crucial de l’autorité cinématographique dans celui de la responsabilité (Olfa et ses filles sont consentantes : il n’y a plus de débat). Une responsabilité supposément commensurable et dont la cinéaste se défilerait comme un commandant sur son canot de sauvetage.

Une fausse transparence

Les Filles d’Olfa fait croire à sa transparence, celle à travers laquelle l’histoire de la petite famille est narrativisée. Cette transparence garantit la croyance en l’objectivité de la trame et, assurant l’adhésion du public, elle fait office de contrat. Le jeu est évidemment assumé (non sans complaisance, par exemple lorsqu’Olfa, jouée par Hind Sabri, regarde un film où apparaît cette même Hind Sabri et dit à son mari comme elle la trouve belle). Or, au-delà de ces instants plus ou moins burlesques – plus ou moins meta, décalés, où la réalisatrice nous promène dans son œuvre comme dans une usine, comme pour dire qu’elle n’a rien à cacher, personne à duper –, le jeu sur les frontières intergénériques, entre documentaire et fiction, fait telles des enclaves extra-narratives. Dans ces sas, prennent place des scènes qui, ne relevant ni de la reconstitution ni de la fiction (et parce que le/la spectateur·trice aura intégré le principe de transparence du dispositif filmique), passent dans la confusion pour s’imposer à une audience qui ne voit pas nécessairement que le contrat de confiance vient de se rompre.

Ainsi en est-il de la scène où Eya et Tayssir, jouées par elles-mêmes, assises près de leur beau-père (Majd Mastoura) étendu sur un matelas par terre, en train de s’injecter une substance. Les deux filles disent ses quatre vérités à l’homme couché, hors champ, jusqu’à ce que l’acteur, déclarant sa gêne face aux larmes de la plus jeune se remémorant son viol commis par le beau-père, demande à ce que l’on coupe. On entend la réalisatrice lui demander de s’exprimer sur place, ce à quoi Mastoura répond qu’il veut discuter avec elle en aparté car il ne s’agit pas d’une «matière filmique». La formule prononcée par l’acteur est parlante ; elle renseigne sur la voracité du principe de captation à la base de ce projet de film où tout est potentiellement opportunité de «faire art». Pris·es par l’émotion des filles et le trouble instauré par l’intervention du comédien, l’on en oublierait presque que la caméra continue de tourner, que l’on a glissé d’un niveau à l’autre du récit, et que l’on est donc censé regarder la scène suivante sous l’égide d’une loi différente : Eya expliquant à une Kaouther Ben Hania silencieuse, invisible, qu’elle a envie, besoin de continuer car elle veut que le public sache ce qui a eu lieu. Si le monologue, émouvant, capture (plus qu’il ne captive) le public – monologue que la réalisatrice aura donc choisi de garder –, il donne un sens à l’initiative filmique et, avec la caution de la jeune fille verbalisant sa volonté, immunise la réalisatrice contre l’accusation de dépassements éthiques, dont le malaise de Majd Mastoura était le signe.

Dans la transparence du portrait de famille s’esquisse celui de la réalisatrice, tel que celle-ci souhaite se donner à voir au public. Davantage qu’invisible : elle n’apparaît jamais face caméra et ne rappelle sa présence qu’en intervenant, après l’introduction, de très rares fois pour interagir avec les comédien·nes. Elle est transparente : elle se laisse oublier, faisant ainsi oublier son regard par lequel transite le récit et s’y forme, s’invente, pour faire croire à son illusoire autonomie et à la violence du sujet qui, nous happant, se superpose à celle, prédatrice, qui est intrinsèque au dispositif filmique lui-même.

Un film à bailleurs de fonds

On l’a dit, le projet du film capitalise sur la médiatisation d’une famille, victime d’une machination multi-systémique (la politique, le patriarcat, l’obscurantisme : laissons aux critiques occidentales le soin de spéculer sur les déterminismes des sociétés du Sud), et aurait pu, en ce sens, offrir la possibilité d’une conjuration.

C’est la signature Ben Hania : du Challat de Tunis (2012) à La Belle et la meute (2017), la réalisatrice se saisit de questions sociétales pour les porter à l’écran sous un label de vérité – c’est moins le cas avec L’Homme qui a vendu sa peau (2020), dont le scénario s’inspire, de loin, d’une histoire vraie. Or, Les Filles d’Olfa, s’il consacre l’incapacité d’une réalisatrice à faire œuvre de fiction, il s’évertue à dépasser cette limite dans un jeu inédit sur les codes qui reconduit malgré tout l’esprit des films du Sud à bailleurs de fonds européens. Kaouther Ben Hania tombe alors dans l’assignation à laquelle un Mohamed Ben Attia avait succombé avant elle comme unique garantie de faire perdurer une œuvre d’auteur·trice arabe à l’international. À la suite de son collègue, passé du récit intimiste, Hedi (2016), à celui sur la radicalisation, Mon cher enfant (2018), Ben Hania consent à transposer, du Nord au Sud, non pas le sujet de la radicalisation (cette réalité est aussi, bien sûr, tunisienne), mais les termes à travers lesquels la question est abordée. Les bailleurs de fonds exportent, non pas un problème – j’insiste sur la nuance –, mais une manière de le qualifier et d’en traiter. Les deux films intègrent des catégories de lecture orientalistes, altérisantes, sous couvert de récit filial. Ils réussissent alors l’équation du particulier dilué dans l’universel, un particulier néanmoins fantasmé : celui d’une société faisant totalité – ici représentée par Olfa, ses filles et ses conjoints successifs – et condamnée à n’être que l’objet tragique de déterminismes de toutes sortes. Ainsi, le long-métrage dissémine dans son analyse le trope de l’atavisme chez une « femme du peuple ». Elle serait, en ce sens, responsable de la descente aux enfers de ses filles – en ne les protégeant pas assez, voire en les violentant –, tout en étant victime de la société, puisqu’elle ne ferait que répéter des réflexes conservateurs qui lui auraient été inculqués. Toujours selon la grille réifiante des cahiers des charges des subventionnaires consistant à voir les peuples arabes comme étant infiniment écartelés dans une lutte sans solution entre modernité et tradition, Les Filles d’Olfa échoue à montrer autre chose que ce qu’on attendrait d’une société anciennement colonisée : son échec à l’épreuve de la liberté. Une liberté évidemment critérisée par le regard colonial, en l’occurrence intériorisé, notamment par les franges de la bourgeoisie tunisienne francophone, biberonnée de Lumières, parfois à la limite du loyalisme. Il faut pratiquement toujours qu’une société subalternisée, exotisée – dès lors que ses artistes ambassadeur·drices la «dénoncent» auprès de la tutelle parentale du Nord –, montre son désir de «s’en sortir», puis elle échoue, immanquablement, à dépasser ses dysfonctionnements. Et parce que ce constat d’échec doit être subverti par une happy end dialectique, glamour, Les Filles d’Olfa finit sur un poncif par la bouche de l’inutile Hind Sabri : ce serait à la nouvelle génération, celle d’Eya et Tayssir, les filles épargnées, de briser le cycle de la violence.

Il semble admis, depuis la naissance du 7e Art tunisien, qu’un cinéma national ne fleurisse que dans l’enclos du regard occidental, et que les sujets orientalistes obsédant le Nord soient pris en charge, avec les catégories de ce dernier, comme des questions locales. L’on s’est habitué·e à ce que le soi-disant linge sale des sociétés arabes mystifiées soit lavé dans les salles obscures d’Europe. L’on s’est habitué·e au déterminisme des tabous : le sexe, le viol. À celui des traditions : la religion, la superstition, l’exorcisme. À celui des catégories sociales : les jeunes filles empêchées, désirant s’émanciper, et leur mère frustrée et protectrice de l’ordre patriarcal. L’on s’est habitué·e aux paradoxes : la femme conservatrice et pourtant amoureuse d’un voyou qu’elle encourage à se prostituer (il est par ailleurs le violeur de sa fille). L’on s’est habitué·e au voyeurisme orientaliste le plus basique, tel que popularisé par Ferid Boughedir : les musulmanes, folles du sexe et de Dieu, sous leurs grands voiles. Tous ces aspects, décontextualisés, traduits et remembrés à l’aune des désirs orientalistes, permettent de dresser un portrait rassurant pour festivals et bailleurs de fonds occidentaux dans leur volonté de comprendre ce qui, en sous-texte, leur échappe, à la limite de la sorcellerie. Ou comme une bête rétive qui, depuis des siècles, se débat sous le genou du dresseur de fauves.

Dépassements éthiques

Mais il y a une chose à laquelle l’on ne saurait ni ne devrait se faire : la violence sociale, symbolique, par laquelle l’équipe du film a l’air de dominer Olfa et ses filles. La vampirisation de l’histoire familiale ainsi que la remémoration, visible, par le jeu, des traumas à visée spectaculaire ne constituent qu’un aspect de ce dépassement éthique jugé oscarisable. Ce à quoi procède ce film, c’est le procès d’une femme du peuple. Présentée comme violente, verbalement et physiquement, notamment à travers des scènes de reconstitution insoutenables (avec une Hind Sabri caricaturale), Olfa fait les frais d’un sensationnalisme que l’on sait superflu, si ce n’est pour conférer au film une intensité dramatique à laquelle un récit de vie ne saurait se réduire. Les scènes et les souvenirs de violence – ces derniers étant parfois abordés en riant par mère et filles –, acculent une Olfa repentie, et qui a déjà suffisamment payé, au banc des condamné·es. Par ailleurs, la complexification du personnage d’Olfa ne sert que de paravent pour un mépris quasi ethnologique, bourgeois, à l’égard des classes inférieures de la société vues comme aliénées, incapables d’accéder ni à la réflexivité, ni à la vérité. On l’a dit, Olfa serait mue par des déterminismes sociaux, et, plus que cela, sa conception de la vie serait altérée. Ainsi, par exemple, lorsqu’elle se confie sur sa manière d’éduquer ses filles ou lorsque, pêché suprême, elle dit regretter les années Ben Ali – une époque marquée, selon elle, par une stabilité économique –, elle se voit sermonnée par chacune des comédiennes, tandis que l’on entend les réflexes choqués de Ben Hania derrière l’objectif.

De quel droit peut-on à se point (se) jouer des vies d’autrui ? Kaouther Ben Hania s’est ainsi constitué un terrain de jeu à la hauteur de ses rêves de gloire, en foulant tout devoir éthique, du début à la fin, en commençant par une supercherie et en finissant par ce qui constitue peut-être l’un des pires dépassements moraux. La supercherie, qui est l’assise de la trame narrative : on laisse entendre, pour qui ne connaît pas exactement l’histoire médiatisée (c’est-à-dire l’écrasante majorité du public, surtout international), que les sœurs aînées, Rahma et Ghofrane, parties rejoindre Daesh, sont décédées, ce qui guide l’interprétation et oriente l’émotion du/de la spectateur·trice. Le dépassement moral final : le film se clôture sur des images d’archives où l’on voit, d’abord, Rahma, dix-sept ans, en détention, retrouver son bébé né de son union avec le chef tunisien d’Ansar al-Charia à Sabratha, éliminé par une frappe des États-Unis. Ensuite, l’on regarde la même Rahma dans les locaux d’un pénitencier en Libye où elle tient par la main sa fille de cinq ans, qui regarde ensuite la caméra dans un ralenti insupportable. La fille, pas plus que la mère, n’ont rien demandé à personne.

Kaouther Ben Hania n’avait aucun droit d’exhiber ainsi des sujets humains noyés de drame.

Source : https://www.letemps.news/


* Khalil Khalsi est docteur en littérature comparée de la Sorbonne Nouvelle et de l’université de Montréal. Il est enseignant-chercheur à l’université de la Manouba.


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