TLAMESS, OU «LE BESOIN DE SE RÉINVENTER AILLEURS»

© Potemkine Films

Par Mouldi FEHRI – Paris, le : 26.11.2019

Le réalisateur de «Tlamess», Ala Eddine Slim, fait partie de cette nouvelle génération de jeunes cinéastes tunisiens apparus essentiellement après 2011 et qui n’ont pas fini de nous étonner par leur dynamisme, leur créativité et l’originalité de leur travail.

«Tlamess» est en fait une continuité de ses précédents films et notamment de son premier long-métrage de fiction, «The last of us», avec lequel il a obtenu de nombreux prix.

Avec ce deuxième long métrage de fiction, intitulé «Tlamess» ou encore «Sortilège», il donne libre cours à son imagination et nous invite à suivre l’évolution de ses deux personnages principaux dans un univers mystérieux qu’il choisit de situer au-delà du réel, de ses contraintes et frontières habituelles. Reproduisant ainsi une ambiance presque identique à celle de son premier long-métrage de fiction, il nous propose de poursuivre avec lui une réflexion sur les conditions de vie de l’être humain dans un monde qu’il ne comprend plus. Un monde où il se sent totalement écrasé, ignoré et de plus en plus mal à l’aise, et dont il essaye de s’échapper par tous les moyens. Transgressant, pour cela, toutes les règles et ignorant les frontières, l’être humain est alors placé face à lui-même et à une nature immense, imprévisible et avec laquelle il doit composer pour survivre et se réinventer.

Fuir le réel et se retrouver dans l’obligation de lutter pour survivre dans un monde inconnu, est-ce vraiment la bonne solution ? La question est posée et reste ouverte, car fort heureusement le réalisateur n’y répond pas.

Abdullah Miniawy incarne le soldat déserteur dans «Tlamess» du réalisateur tunisien Ala Eddine Slim

Trame du film

L’histoire porte sur la rupture de deux êtres humains avec le monde réel dans lequel ils se trouvaient : d’un côté un jeune soldat «S» (incarné par Abdullah Miniawy) qui n’est plus convaincu par la mission dont il est chargé, décide de déserter et de l’autre une femme «F» enceinte (rôle joué par Souhir Ben Amara), lassée par la monotonie de sa vie de couple, quitte son foyer pour une promenade dont elle ne reviendra jamais. Fuyant, chacun de son côté, un vécu et un réel qu’il ne supportait plus, les deux finiront par se rencontrer de façon fortuite dans un autre monde inconnu, où le réalisateur les place face à eux-mêmes et à la nécessité de lutter pour la survie.

Une structure originale

Construit sous forme de diptyque, tout comme «The last of us», «Tlamess» se compose donc de deux parties successives et totalement différentes, mais dont l’une complète l’autre.

Si la première porte sur le monde réel avec ses normes, ses limites et ses contraintes, la seconde permet justement au réalisateur d’outrepasser les codes de l’ordinaire, et de nous transporter (au-delà des frontières traditionnelles) dans cet autre monde qu’il situe aux confins du réel et de l’imaginaire, et dans lequel il a choisi de faire évoluer ses personnages.

Mal-être et besoin d’aller ailleurs

La première partie est ainsi consacrée à une brève découverte du quotidien et du contexte dans lequel vivait ce jeune soldat. Dès le départ, la caméra suit les déplacements d’une patrouille militaire traquant les terroristes au milieu des montagnes du sud tunisien. Ce qui nous met, pendant un moment, sur une fausse piste et nous laisse penser à un film sur le problème du terrorisme. Mais, au bout de quelques instants, on se rend compte qu’il n’en est rien. Le réalisateur se sert, tout simplement, du thème de la guerre contre les terroristes et des conditions difficiles des soldats, comme point de départ et cadre général lui permettant par la suite d’aborder un sujet beaucoup plus large, à savoir la condition humaine dans un monde devenu insupportable.

Fuir l’absurde, l’insupportable…

Suite au suicide d’un soldat qui se tire une balle dans la tête, le personnage principal du film, le jeune soldat «S», apprend aussi le décès de sa mère et obtient une semaine de repos pour rejoindre sa famille. Secoué par ces deux événements, fatigué par la lutte menée contre des terroristes qu’il qualifie d’invisibles et n’étant plus convaincu de l’intérêt de cette guerre, il décide de profiter de sa permission pour déserter. Traqué par la police militaire, il finit par être arrêté dans ce quartier populaire où il habite, mais réussit tout de même à échapper aux policiers. Grièvement blessé et entièrement nu, il commence alors une longue fuite et une errance interminable dans des rues presque désertes.

Faisant l’objet d’un plan séquence de près de 7 minutes et d’un long travelling avant, sur un fond de musique électrique forte et assourdissante, cette scène tient le spectateur en haleine pendant tout le trajet parcouru par ce soldat devenu un fugitif, malgré lui. La scène prend ainsi la forme d’une longue traversée du désert, pendant laquelle s’amorce une lente et fatigante transformation du personnage. Apparaissant comme nécessaire et irréversible, sa fuite ressemble progressivement à une rupture symbolique avec l’absurdité du réel, mais aussi une jonction avec un univers mystérieux, inconnu et totalement imprévisible.

Lutter pour la survie ailleurs et dans l’inconnu

La deuxième partie commence dans une luxueuse villa où la femme «F» enceinte vient d’emménager avec son riche compagnon et se termine au milieu d’une immense et mystérieuse forêt avoisinante. Et c’est justement dans ce milieu intrigant que le réalisateur choisit de procéder à une jonction entre le monde réel et celui invraisemblable né de sa propre imagination.

Prenant alors la forme d’un conte fabuleux, la suite permet aux deux personnages principaux du film de se rencontrer tout-à-fait par hasard dans cette grande forêt, véritable monde inconnu, apparemment hostile et totalement imprévisible. Malgré leurs origines et conditions sociales différentes, les deux protagonistes se trouvent ainsi condamnés à cohabiter et à lutter ensemble pour survivre dans ce milieu difficile et inhabituel, au moins jusqu’à l’accouchement de la femme.

Abordant un sujet aussi complexe que celui de la condition humaine dans un monde de plus en plus absurde et inhumain, le réalisateur se contente toutefois de tirer un signal d’alarme. Se gardant de donner des réponses toutes faites aux questions qu’il pose, il semble vouloir associer le public à sa propre réflexion (ou inquiétude).

En sortant du film, le spectateur ne peut effectivement s’empêcher de s’interroger lui-même sur des sujets comme la fuite, la rupture, la solitude et la lutte pour la survie dans des endroits inconnus et pas toujours aussi accueillants qu’on le pense.

Écriture cinématographique expérimentale

Malgré certaines insuffisances, approximations, ou ambiguïtés (comme cette scène où le nouveau-né est allaité par un homme, le soldat «S»), on ne peut que souligner et appuyer les efforts du réalisateur pour se démarquer de l’existant.

Innovant dans sa forme et son contenu, le film ne manque pas d’intérêt et se distingue par des caractéristiques particulières comme :

  • Un style, une écriture et une narration inhabituels, aussi bien dans le cinéma tunisien que dans le reste des cinémas arabes.
  • Une originalité qui réside non seulement dans le fait d’être scindé en deux parties distinctes et complémentaires, mais aussi dans ce recours (jugé abusif par certains) à des plans-séquences et des travelings dont l’un dure plusieurs minutes.
  • Une utilisation parcimonieuse de la parole permettant au réalisateur de s’appuyer presque exclusivement sur l’expression par l’image, les mouvements de caméra et les déplacements des personnages dans l’espace. De même qu’en réduisant les dialogues au strict minimum, il opte aussi pour une communication basée essentiellement sur le regard et à travers une série de très gros plans sur l’œil de celui qui parle.
  • Une écriture cinématographique influencée par le style du célèbre cinéaste américain Stanley Kubrick, que le jeune réalisateur tunisien considère comme son «maître» et dont il essaye ouvertement de s’inspirer (avec plus ou moins de réussite). Parmi les exemples allant dans ce sens, on peut citer l’utilisation de ce «portique noir» qui apparait à plusieurs reprises dans le film, pour symboliser le point au-delà duquel commence l’inconnu.

Bien évidemment, on peut se demander si Ala Eddine Slim a réussi dans ce qu’il a entrepris, entièrement, partiellement ou pas du tout. Mais, peu importe la réponse, car d’une part, il qualifie lui-même son cinéma d’expérimental et d’autre part les avis peuvent toujours être partagés là-dessus. L’essentiel c’est de saluer en lui cette audace, cette liberté et cet effort de recherche d’un style différent (de ce qui existe) pour essayer de trouver sa propre voie.

A signaler enfin, une qualité technique certaine et une interprétation remarquable de la part des deux acteurs principaux, Souhir Ben Amara (actrice tunisienne connue et expérimentée) et Abdullah Miniawy (poète et musicien égyptien, mais qui n’a jamais été acteur avant ce film).

Par M.F

Paris, le : 26.11.2019


 

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