JUNUN DE FADHEL JAÏBI ET JALILA BACCAR : RETOUR SUR UN CHEF-D’ŒUVRE

Par Hédi Dhoukar

À en juger d’après de multiples échos, la pièce de théâtre, Junûn, de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, a soulevé l’enthousiame du public tunisien avant de connaître une véritable consécration internationale. Si le public du Quatrième festival du cinéma maghrébin qui a eu lieu à Saint-Denis, du 30 avril au 3 mai 2009, a été conquis par l’adaptation cinématographique, l’accueil fut, semble-t-il, plus mitigé en Tunisie.
Est-ce en raison de l’aspect théâtral de l’adaptation, comme cela a été souvent dit, ou d’une vision un peu bornée du cinéma qui transparaît derrière ce reproche ?

Pour répondre à cette question, il convient de s’entendre sur le propos du film, sorti, rappelons-le, en 2006.

L’histoire dont il s’inspire est celle du traitement d’un cas de schyzophrénie mettant en présence un homme détruit par son milieu familial et une femme en lutte contre l’institution carcérale ; histoire vécue, quinze années durant, et rapportée par Néjia Zemmi, dans son livre, Chronique d’un discours schizophrène (L’Harmattan, Paris). Elle a été réécrite en arabe dialectal par Jalila Baccar pour en tirer l’adaptation théâtrale.

Ce travail de réécriture est essentiel par la transformation d’une expérience particulière en œuvre d’art, dépassant son objet pour le dilater et le sublimer en une expression de la condition générale de l’être humain tunisien, arabe.

Quand un nouveau pas a été franchi pour porter l’œuvre au cinéma, l’histoire d’origine, qui a fourni la trame de la pièce, est cette fois-ci réduite à un palimpseste. Un nouveau travail d’adaptation, encore plus exigeant, est venu en effet se superposer sur elle, sans jamais le trahir, par un prodigieux enrichissement en substance.

Elle a été épurée pour en retenir l’essentiel. De sorte que, de l’histoire originale, située et datée, a été tirée une histoire emblématique. D’une histoire singulière et personnelle, nous sommes passés au récit mythique, symbolique, voire archétypique. Le contexte tunisien s’est élargi pour dire le monde arabe et musulman, et le corps et l’esprit meurtris d’un schyzophrène tunisien sont devenus l’expression de l’oppression universelle .
Le film a haussé un cas particulier au niveau de l’universel, et la réalité, dépouillée de ses apparences, a rejoint l’authentique, sublimée par l’art.

Ce n’est qu’en partant de ce constat que l’on peut apprécier les ressources mobilisées pour atteindre cet objectif. Tous les moyens mis en œuvre convergent en effet vers la création d’une œuvre d’art qui se suffit à elle-même, qui s’affranchit des formes, changeantes par définition, qui triomphe du temps et qui est susceptible de toucher tous les humains par-delà les barrières culturelles, nationales, spatiotemporelles.

Ces moyens, c’est une évidence, ne sont pas tous apportés par l’histoire originale. Ils ne sont pas non plus tous présents dans la pièce de théâtre. Ils proviennent de plusieurs sources et n’ont pu être réunis que par la magie du cinéma et par le talent d’un metteur en scène totalement maître de son art.

Tout d’abord commençons par les personnages.

Pour les nommer, il a été fait appel aux lettres de l’alphabet arabe. Ce recours à la linguistique enclenche dès le départ un travail significatif d’abstraction. Il dépouille les individus de leur identité civile pour les camper comme des êtres sociaux qui, comme les lettres de l’alphabet, ont besoin de se combiner pour faire sens, de se solidariser pour exister ensemble.

Dans le cas de la famille de Nûn, le malade psychique, tous les membres sont perpétuellement en conflit. Ils sont aussi éclatés que les lettres qui les représentent : Nun, Khâ, Wa, Kaf, Sîn, Gym. Dans l’alphabet arabe, seule la lettre Waw peut exister par elle-même, en tant que conjonction de coordination. Ce n’est donc pas le fait du hasard si elle désigne la sœur de Nûn, compatissante et proche de lui ; la seule qui ne l’agresse pas mais que, lui, agresse par incapacité de s’accrocher à elle malgré son désir.

La mère ne porte pas de nom. Il suffit qu’elle soit la mère, c’est-à-dire à l’origine de tout, embrasse tout. Elle est porteuse d’une charge symbolique écrasante, excèdant sa personne de femme singulière. C’est la raison pour laquelle, par un véritable trait de génie, les deux auteurs ont tatoué le visage de Fatma Ben Saïdane pour l’inscrire dans l’archétypique : archétype de la Tunisie (et du Maghreb) telle qu’elle a émergé de la nuit coloniale, archétype de la Tunisie et du Maghreb berbère dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Visage tatoué, visage mémorable marqué par le temps immémorial, il est le seul élément plastique —nous sommes dans une œuvre de composition— ethniquement connoté pour dire directement l’identité tunisienne. Il n’est pas indifférent non plus que ce choix se porte sur la mère dont l’omniprésence n’a d’égal que l’absence dévastatrice du père au portrait accroché au-dessus de la télé, comme une écholalie de cette dernière et du malheur qui frappe les vivants autour.

La femme docteur, jouée avec une extrême probité par Jalila Baccar, est désignée, elle, par l’expression, «Madame», tunisifiée et entrée dans les mœurs. Là aussi, elle colle parfaitement aux propos, tant cette marque de respect est capitale dans la pièce et le film. Elle est la seule protection du docteur face au malade et devant l’institution psychiatrique. Cette expression annonce autant une femme qu’un statut social. Elle marque aussi, en creux, l’incapacité de ceux qui y ont recours à trouver dans leur langue une expression comparable. Ce mot, dont ils ne peuvent pas se passer impunément, les infériorise. L’équivalent, dialectal, ya m’ra, est familier et celui en arabe classique, «anisati», ne convient pas. Il appartient à un autre temps, désigne un autre type de rapports de l’homme arabe avec la femme arabe. Celui-là, justement, qui inspira aux Croisés la poésie et l’«amour courtois» et leur fit inventer ce mot de… Ma Dame, à l’intérieur duquel la  femme se trouve souveraine, comme à l’intérieur d’une citadelle !

«Madame» suffit pour désigner tout le personnage joué par Jalila Baccar, parce qu’il renferme un statut social, et qu’il indique le canal qui lui a permis de se forger un tel statut : une science qui a transité aussi par la langue française. Tout en elle rappelle aux autres la distance à parcourir pour être à sa hauteur. Il inverse les rapports de force à son profit. Ce pouvoir lui permet d’exercer convenablement son métier. Jusqu’à un certain point, car l’institution carcérale, émane du «plus froid des monstres froids». Elle peut s’avérer plus redoutable que la folie qu’elle soigne.

Parmi les autres personnages, ceux qui incarnent justement l’institution n’existent que par le pouvoir qu’ils représentent et sont à son image : anonymes.
Tenus en respect par «madame», ils ne peuvent s’empêcher de se livrer dans son dos  à des réflexions sexistes, se rengorgeant de leur audacieuse lâcheté, le tout accompagné de rires gras et de cigarettes allumées mimétiquement. Ils font preuve de moins de dignité que leurs subalternes, gardiens et infirmiers, instruments anonymes de l’autorité.

Cette distribution détermine la manière de filmer. Les trois hommes de la Direction sont traités comme des marionnettes ; les gardiens comme des masses sculpturales bien campées, quelques fois gonflées par la longueur de focale ; les malades sont perçus dans la mobilité de leurs silhouettes hagardes, tâtonnantes, presque flottantes, soulignant ainsi leur errance interne et leur extrême instabilité. Des plans moyens, qui cadrent le personnel comme on cadrerait des colonnes ou les troncs d’un bois, on passe à des gros plans qui nous font effleurer le vertige des malades psychiques : regards hébétés, rictus, tics, sourires béats, mouvements obsessionnels… Leur humanité nous atteint, presque comme une caresse.

Le décor obéit à la même logique d’abstraction rejoignant dans la recherche d’une vérité désencombrée des apparences qui la faussent, ou des lourdes connotations qui l’écrasent. C’est le thème même du film : une exigence de vérité. Au niveau plastique, cela amène à ne retenir que l’essentiel.

L’asile psychiatrique appartient au monde du Surveiller et punir. Pas celui du divan et de l’écoute de la parole libérée. Il se présente en pans de murs presqu’illimités, d’un blanc fêlé de gris et de portes massives métalliques, tout comme l’espace bureaucratique, vide comme il se doit, si l’on excepte tables et chaises.

Il y a quatre autres espaces principaux : familial (la maison de Nûn), public (un immeuble en construction) social, (un café) et personnel (l’appartement du docteur).
Le premier tient du dépôt et du garage, sans intimité aucune. Des murs nus aux couleurs délavées évoquent le bleu du ciel et de la mer, le rouge incertain de la terre ou du sang. La porte est également métallique. Cela ouvre sur un terrain vague. Cela donne sur une bretelle où l’on se prostitue. Cela rend parfaitement compte de la réalité sociale d’une famille qui ne forme pas un foyer, survit à cheval entre l’espace public (la rue, la prison, l’asile) et un espace privé évoquant le squat.

Pour les face-à-face entre le médecin et son patient, à l’extérieur de l’asile, le choix a porté sur un immeuble public en construction. Cette masse sculpturale en béton nu est à l’image du film : la réalité véritable est dans la structure, et la structure ne fait qu’ébaucher la réalité à venir. Si l’on n’accepte pas la réalité dans laquelle on évolue, parce qu’elle ne nous reflète pas, qu’on ne l’a pas fait, ou qu’elle nous est imposée, une structure nue est préférable. Elle indique au moins un devenir. S’y ajoute le symbole du chantier : celui du travail du médecin avec son malade, mais aussi celui de l’être arabe pour sortir de sa friche historique. Esthétiquement, ces masses écrasantes de béton s’inscrivent dans la continuité de l’espace carcéral, qui est aussi un espace mental.
Comme dans le rêve, la réalité se dérobe ou s’anéantit pour mieux libérer le signifié du signifiant.

La scène dans l’espace social du café est l’occasion de faire découvrir la phase de crise religieuse que traverse le malade sur la voie de son relatif rétablissement. Parce que la religion peut être considérée comme une réponse donnée à une détresse sociale, à une désespérance intellectuelle, et non pas à une maladie psychique, l’espace populaire est mieux indiqué que celui d’un asile. Comme nous savons que nous avons affaire aussi à un malade, ses manifestations de religiosité ne sont pas à prendre au sérieux. C’est une transposition d’une réalité bien connue. Et avec quelle économie de moyens ! La scène est à mettre en parallèle avec celle qui se déroule dans l’asile où, dans une flaque d’eau et de sang mêlés, un aliéné à la tenue d’intégriste qui s’en prend à un autre tout a fait pacifique, est interpellé par un malade à l’apparence d’un intellectuel. Chacun éclabousse l’autre de sang et cela se termine dans une mêlée générale. Les gardiens interviennent. Ici nous sommes dans la métaphore.

Rien dans ce film n’est de trop. Rien ne fait fausse note.

L’exercice le plus périlleux est la représentation du cadre intime du docteur. Ainsi, dans cet espace, rien ne renvoie vraiment à l’intimité de la femme qui l’habite, rien qui nous révèle quelque chose de sa personnalité. Ni photo, ni peinture, ni bibelot, ni tapis ne risquent de faire dévier l’imaginaire du spectateur de l’essentiel. C’est juste un cadre moderne et sobre avec des objets utiles. Sa modernité n’est pas connotée, sans être anodine. La  couleur dominante est celle de la lumière et de l’or : jaune, solaire comme le personnage qui l’habite. Contre-point à l’espace carcéral, il ouvre sur un paysage où l’on devine la mer.

La palette des couleurs, les espaces, les volumes, les formes apportent une dimension plastique au film qui en font, visuellement, une œuvre abstraite. Elle libère l’esprit de la matière qui veut en triompher. Or, qu’est donc le propos du film sinon une lutte de l’esprit pour se libérer de ce qui l’aliène ? Un accouchement de la vérité par le truchement de la Sage Femme (la Sophia grecque) ? Un tel travail exige que l’on escamote la soi-disant réalité, la réalité bricolée de chacun. Pour que tout se concentre sur la parole et sur le corps, dans cette lutte pour libérer les mots de la maladie de l’esprit.

L’extraordinaire performance d’acteur de Mohamed Ali Ben Jemaa, sa puissance de jeu devant l’œil inquisiteur de la caméra, donne au personnage de Nûn une dimension humaine d’une rare intensité. Car le cadrage est impitoyable. Son mal est filmé au plus près : yeux à moitié révulsés, bouche dégoulinante de bave, visage criblé d’hématomes, membres convulsifs. Il ne devait pas être beau, mais le geyser de sa parole sauve tout. Son intériorité nous submerge et nous maintient suspendus à ses lèvres. Ce qu’elle véhicule de nos pulsions, de nos attentes, de nos désirs, nous fait percevoir autrement ce corps qui parle, qui ne se soumet ni ne se démet, qui se bat et se débat. Tout le film repose sur lui.
Un moment de grâce, le plus émouvant, est atteint quand il déclame pour le docteur le poème, Les mots, écrit par M’naouar S’Madah dans un hôpital psychiatrique en 1969. Comme un calligraphe prolonge son trait, le réalisateur prolonge le poème par un air de violon (joué par un pensionnaire de l’asile) qui nous envoûte et s’achève sur un hoquet. La musique est ainsi sollicitée une unique fois pour prolonger la poésie.

Théâtre, ballet, peinture, sculpture, poésie, musique… tout concourt à faire de cette réalisation une œuvre majeure qui nous hantera longtemps.

Hédi Dhoukar © cinematunisien.com

Fiche technique du film : JUNUN

 


Ajouté le : 2009-05-08 22:32:31


 

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire