RAJA AMARI RACONTE LES RATÉS DE L’ÉMANCIPATION FÉMININE. RENCONTRE.

Raja Amari, réalisatrice

Conte noir au féminin

Propos recueillis par Marc Menichini – Paru le samedi 29 mai 2010

Elles sont trois : une mère et ses deux filles, trois générations, vivant dans une maison de maître abandonnée en banlieue de Tunis. Isolées, la mère vieillissante et Radia, l’aînée adulte, infligent leur conservatisme bigot à Aïcha, la benjamine adolescente. Prisonnière de ses deux marâtres gardiennes d’un secret de famille inavouable, Aïcha, incarnée par Hafsia Herzi, César de l’espoir féminin dans La Graine et le mulet (2006), ne peut contenir son brûlant désir de fuir ces traditions et cette enfance. Et l’arrivée du couple héritier de la demeure précipite Aïcha dans la réalisation (violente) de son rêve de liberté.

Si Dowaha – Les Secrets propose à première vue une réflexion sur l’émancipation des femmes, il pointe aussi les dangers de l’isolement et des extrêmes et raconte tout simplement comment une fille devient femme. Rencontrée à Genève lors du Festival Cinéma tous écrans, Raja Amari, la réalisatrice tunisienne de Dowaha, revient sur les enjeux de ce huis clos dramatique.

Les femmes du film sont partagées entre un désir d’émancipation et le maintien de traditions : est-ce un reflet des tiraillements des femmes arabes ?

  • Raja Amari : Je ne peux pas empêcher cette lecture. Certes, le film a été tourné en Tunisie, mais cette histoire aurait pu se passer n’importe où. Dowaha évoque avant tout le désir de sortir de l’enfance et l’envie de devenir femme.

Le cinéma nord-africain serait-il prisonnier du regard étriqué, voire «tiers-mondiste», des Occidentaux ? Devez-vous vous battre pour vous en émanciper ?

  • Quel que soit le film que nous proposons, il y a cette attente sociale, alimentée par une certaine vision de ces populations relayées par les médias. En utilisant certains éléments du conte, j’ai donné au film une dimension plus onirique et me suis ainsi écartée d’une réalité sociale bien définie. Mais des analyses comme la vôtre reviennent toujours. Je regrette qu’en Europe les débats sur le film se limitent toujours à parler de la réalité sociale des pays arabes, au détriment par exemple du travail de la mise en scène.

La libération d’Aïcha se fait dans la violence. Selon vous, est-ce une composante inéluctable de l’émancipation féminine ?

  • Je ne dis pas ça ! Mais quand la violence est le seul outil enseigné à quelqu’un pour résoudre les problèmes auxquels il est confronté, la réplique sera forcément violente. L’oppression et l’enfermement la provoquent. De plus, ceci arrive au personnage qui est le moins conscient du monde qui l’entoure, car ses parents ne lui ont pas appris comment le comprendre. C’est dangereux. D’ailleurs, la fin du film vient comme une mise en garde…

On a l’impression en voyant le film qu’être une femme se réduit à quelques clichés : le rouge à lèvre, la cigarette, de longues et belles jambes, une belle peau…

  • Avant même d’être en quête de sa féminité, Aïcha cherche en quittant le monde de l’enfance, devenu trop oppressant, à trouver son identité. La recherche d’Aïcha va donc bien au de-là de ces clichés : elle entame un parcours pour devenir femme.

En l’absence du père, les mères deviennent les gardiennes omnipotentes de la chasteté et de l’innocence de leur fille.

  • Les hommes sont pourtant très présents dans leur absence ! De plus, je ne voulais pas inscrire mes femmes dans le rôle habituel de victimes. La mère reste la gardienne d’un douloureux et violent secret de famille et empêche sa fille d’accéder à une féminité qui, estime-t-elle, lui sera dangereuse. Dans les sociétés méditerranéennes, les mères protègent souvent les bonnes mœurs et les traditions conservatrices.

Comment le film a-t-il été accueilli en Tunisie ?

  • Il a suscité une vive polémique. Certains propos, mais aussi certaines scènes, notamment celle de la fille nue dans le bain, ont provoqué de violentes réactions. C’est inquiétant. Certes, de nombreuses personnes l’ont aussi défendu, convaincues de l’importance de la liberté des artistes. Mais j’ai été traitée de vendue à l’Occident pour ma représentation d’une femme libérée à laquelle certaines personnes opposent une morale conservatrice, étriquée. Je suis heureuse que le film ait ainsi provoqué le débat.

Source : http://www.lecourrier.ch/


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