ENTRETIEN AVEC NOURI BOUZID

Nouri Bouzid ©Mohamed Hammi-SIPA

Entretien avec Nouri Bouzid

Propos recueillis par Heike Hurst et Olivier Barlet, Namur, septembre 2002 – Publié le 09/01/2003

Voilà un film qui ne tombe jamais dans la démonstration. Des coups de folie viennent donner une légèreté à l’ensemble, comme ce cheval qui accompagne la course d’Omrane en pleine ville. Comment pensez-vous ces moments de respiration dans le montage ?

  • En fait, je reste convaincu que, contrairement à ce que prétendent les Américains dans leur boutade qu’un film est «premièrement une histoire, deuxièmement une histoire, troisièmement une histoire», et même si l’histoire est importante, le cinéma c’est d’abord la forme. S’il n’y a pas une structure formelle et un discours cinématographique, on n’est pas dans le cinéma. C’est là que se place la différence entre un cinéaste qui porte quelque chose et celui qui raconte une histoire. J’ai besoin de ça. Je ne suis pas capable d’expliquer certains plans : si je peux les expliquer, je vais les enlever ! J’ai besoin de cette respiration, de ce cri d’Omrane et de ce cheval. On retrouve un cheval dans plusieurs de mes films : je ne saurais pas l’expliquer. Ce que je peux expliquer relève de la dramaturgie. La chute de la maison qui aboutit sur le toboggan ou la petite fille qui se couvre d’argile, ces personnages qui ont soif d’air et de mouvement retrouvent l’enfance, même Riva qui est un proxénète en herbe a un côté enfantin. Je garde toujours des liens avec Pasolini qui adorait donner à ses personnages une dimension d’enfant.

On retrouve les thèmes de «L’Homme de cendres». Cette exploitation des enfants comme des esclaves est ainsi un thème récurrent, mais sans en faire un film à thèse.

  • Tous mes films parlent de l’humiliation des gens, comment on les casse. Ce sont tous des personnages blessés. Je ne voulais pas être démonstratif. Je voulais que cela reste au niveau de l’émotion : aller dans la profondeur et la solitude des personnages, sans explication. J’ai enlevé des scènes trop démonstratives : je préfère que le spectateur s’explique lui-même les choses. Dans «L’Homme de cendres», il s’agit de vrais flash-back de leur enfance. Ici, c’est le personnage enfant qui est le flash-back du personnage adulte et l’inverse. C’est une astuce dramaturgique pour donner à comprendre ce que la petite est en train de subir.

Cet argile qui permet à la petite fille de se ressourcer fait penser à «La Trace» de Nejia El Mabrouk, où la grand-mère donne une petite pierre qui lui permet de retrouver une force.

  • Oui, la pierre de la virginité. L’argile est organique, et cela fait le lien avec mon premier film (la pâte, le feu, le bois, l’argile). La petite fille se couvre d’argile, elle se confond avec ses poupées. Elle devient d’argile.

Le petit garçon de «L’Homme de cendre», comme cette petite fille, sont très beaux : ne risque-t-on pas de combler les pédophiles, pour prendre une expression exagérée ?

  • Les enfants qui ont subi des viols ne sont pas moches. Je voulais montrer que cette enfance reste belle. Être blessé n’empêche pas d’être beau.

Ce film dit aussi la nécessité d’un monde imaginaire pour que les gens puissent survivre.

  • Oui, sans que cela passe par un discours idéologique mais par un discours émotionnel. Revenir à mon point de départ est une nouvelle jeunesse : moi aussi, je me retrouve dans la rue, comme mes personnages, et la rue n’est pas seulement le trottoir et un inconnu, mais une liberté et une conquête. Chez nous, la rue ne nous appartient pas.

Les lieux, la ville émergent à travers le regard de cette petite fille.

  • C’est d’abord l’agression des voitures mais cela devient la grande liberté de s’asseoir et d’écrire ce qui est repère pour elle. C’est presque un message qu’elle laisse. L’image de la petite en train d’écrire dans la rue laisse penser que la rue n’a pas pour seule fonction de laisser passer les voitures : elle appartient aussi à cette petite fille qui reste belle. 

La petite fille modèle ses poupées mais les défait toujours : il y a une reconstruction du monde possible ?

  • Elle n’a pas de but et sa construction n’a pas de but en soi : je n’ai jamais voulu donner une solution aux spectateurs. Il doit être considéré comme adulte. Les Américains savent donner leur solution pour servir leur hégémonie dans le monde. Moi, je veux que le spectateur réfléchisse à ses solutions. Dans «Les Sabots en or», le personnage, le film se détruit en se construisant. La catharsis doit se passer pour le spectateur après le film. Notre cinéma est un cinéma d’intervention, qui interpelle.

L’ambivalence et la cassure d’Omrane prend beaucoup de place dans ton film. Quel accueil les Tunisiens vont-ils lui faire ?

  • Je poursuis depuis «L’Homme de cendres» la même idée que la force de l’homme arabe est un mythe. Ces deux filles vont pousser Omrane à prendre conscience et à changer. Il exprime sa douleur dans ses cris comme dans ses silences, ses crises comme ses saouleries. Mes personnages masculins ne sont jamais tranchés. Ils sont dans le doute, partagés, avec un côté féminin et enfant. La force du cinéma ou de la littérature est de proposer des personnages différents mais qui ont tous les repères de la réalité. Le film est à la fois néo-réaliste, renvoyant à la réalité, mais aussi proche de moi. Je voudrais que le spectateur soit pris au piège de s’identifier à des personnages qui ne sont pas valorisants. C’était le cas dans «Bezness» : il se voit dans une image dévalorisante, mais qu’il est obligé d’aimer parce qu’elle est touchante. Il se surprend à aimer un personnage qu’il n’aime pas dans la vie. «L’Homme de cendres» donnait le statut de héros à des personnages qui peuvent le devenir. Ce n’est pas le cas ici : ils sont au bas de l’échelle, oubliés. Ils sont victimes de cette féodalité diffuse dans les rapports capitalistes sociaux. Ils sont à la fois méprisés et nécessaires. Il est important de les revaloriser et cela ne pourra que désarçonner le public tunisien qui préfère avoir des héros plus valorisants.

Les personnages secondaires ont aussi une grande épaisseur, comme cet homme du bar.

  • Ce rôle est un hommage à Hamadi Laghbabi, un grand danseur, qui a maintenant 75 ans et qui joue le rôle, et qui fut l’un des plus grands danseurs tunisiens. Socialement, il était rejeté parce qu’il était homosexuel, tare insurmontable dans une société musulmane où pourtant la danse est très féminisée. Il a eu la force et le courage de redanser pour moi. C’est une des mémoires de la Tunisie. J’ai voulu lui rendre hommage, comme je l’ai fait dans «L’Homme de cendres» pour ce vieux juif qui a amené la musique tunisienne, et cette vieille prostituée qui était comédienne et qui existait réellement et est morte maintenant, et ici ce concierge qu’on veut utiliser pour marier… Ce sont des personnages qui sont ainsi dans la vie et qui donnent au film sincérité et authenticité. C’est cette Tunisie oubliée qui m’intéresse : on a pas le droit d’oublier ces gens-là !

Le cinéma moderne tente de plus en plus, comme vous l’avez mentionné pour votre film, de déstabiliser le spectateur en le mettant en communication avec un personnage qui n’est pas le modèle qu’il voudrait être mais plutôt son ombre, ses faiblesses. Est-ce que cela n’est pas contradictoire avec le fait d’instaurer la distance dont vous parliez ?

  • C’est effectivement la grande difficulté et l’inconnu. Quand le tournage commence, le scénario est bien ficelé et les personnages définis, mais le problème est de retrouver la trajectoire d’un personnage. Vous savez qu’un film est tourné dans un désordre total : comment garder la force du discours cinématographique sans tomber dans le discours moralisateur ? Je n’ai pas de recette mais il y a une vigilance, une conscience et une attention perpétuelle. Les bons films demandent une production qui comprenne qu’une équipe soit au service d’un réalisateur pour qu’il puisse se concentrer et ne pas perdre le fil de ces choses-là. Il suffit d’un rien pour s’égarer. Pour «Poupées d’argile», la sérénité était totale et les comédiens me l’ont bien rendu. Sinon, on trahit les idées de départ parce qu’on a pas la matière, parce qu’on a pas eu le temps de faire attention.

Les films tunisiens renvoient une image de l’homme souvent déchirée, fuyant leur responsabilité. Comment réagit le public tunisien ?

  • Je n’ai pas fait d’enquête mais j’ai envie de rendre hommage au public tunisien. Il a aimé et porté les films forts où les personnages sont parfois négatifs et peu valorisants. Même s’il nous critique, il revient et attend le prochain. Ce public a envie qu’on lui parle de sa réalité et que le cinéma l’aide à avancer. C’est un public mûr. Si on le considère comme un enfant, il se rebiffe et n’y va pas. Un film présentant une Tunisie clean et sans problème n’a fait qu’une semaine.

(question posée à Daldoul Hassen, coproducteur du film)

Voilà une coproduction Maroc-Tunisie en plus de Canal Horizons : comment se passe la relation entre ces deux pays du Maghreb ?

  • Ce film a eu la chance du moment. On monte toujours des films avec des personnes et nous avons la chance maintenant d’avoir Nourredine Saïl, qui était à Canal Horizons et qui est maintenant responsable de la deuxième chaîne tunisienne. On a la même philosophie sur ce que doit être le cinéma de chez nous et comment il doit se projeter. Il est en train d’ouvrir la production au Maghreb dans son ensemble, sachant que nous avions aussi fait l’effort avant de coproduire des films marocains. C’est aussi l’occasion d’ouvrir la télévision tunisienne aux films marocains. Nous ne croyons plus au politique : la culture est le seul sédiment qui peut unir ces peuples dans un projet commun. Ces expériences tentent de souder ces gens, ne serait-ce qu’en leur donnant l’habitude de la langue des autres.

Propos recueillis par Heike Hurst et Olivier Barlet

Namur, septembre 2002


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