SURAKH (HURLEMENTS) : OMAR KHLIFI S’ESSAIE À LA PETITE HISTOIRE

Par Naceur Sardi – Attariq Aljadid du 27 août au 2 septembre 2011.

Depuis le début des années 70, le rapport du cinéma d’Omar Khlifi avec l’histoire de la Tunisie est sujet à certaines controverses, voire même à des polémiques certaines. Ces controverses, qui se réfèrent surtout à des positions idéologiques, se situent essentiellement au niveau de l’approche historique du cinéaste. Ce qui est remarquable, c’est la quasi-absence d’un débat autour de son cinéma d’un point de vue esthétique ou de celui du traitement cinématographique.

Deux volets importants se dégagent dans ce rapport du cinéaste tunisien avec l’histoire :

  • La lecture qu’il fait de la «grande» histoire de la Tunisie moderne, et essentiellement de l’histoire du mouvement national.
  • La lecture qu’il fait de l’histoire du cinéma tunisien.

L’histoire du mouvement national (la «grande» histoire de La Tunisie moderne)

Au fait, nous pouvons affirmer que, pratiquement, toute l’œuvre d’Omar Khlifi tourne autour de cette période de la Tunisie moderne, puisque quatre de ses cinq longs-métrages la prennent pour sujet central.

«L’aube» (Al Fajr, 1967), «Le Rebelle» (Al Moutamarred, 1968), «Les Fellagas», (1970) et «Le Défi» (Attahaddi, 1986) relatent la lutte du peuple tunisien durant différentes périodes de la colonisation française. Bien sûr, cette histoire est relatée selon le point de vue du cinéaste, ce qui est tout à fait normal et logique dans toute œuvre artistique. Mais, comme ce point de vue semble correspondre intimement à la version officielle que donne le pouvoir bourguibien, Omar Khlifi a été taxé d’être un cinéaste qui offre, non pas une lecture personnelle, mais plutôt une oeuvre réalisée pour réaffirmer une écriture officielle, incomplète et révisée, de cette période de l’histoire.

Omar Khlifi allait subir, dès lors, les attaques d’une intelligentsia nationale, majoritairement de gauche, en rupture totale avec le pouvoir existant. Mais, sur le plan cinéma, il faut attendre 1975 et la sortie du film d’Abdellatif Ben Ammar «Lettres de Sejnane» pour avoir une contre-lecture à celle faite par les films d’Omar Khlifi.

La censure subie par «Lettres de Sejnane» n’a fait qu’accentuer, par un effet de ricochet, la rupture entre une large partie des intellectuels tunisiens et l’auteur d’«Al Fajr».

Ceci est certainement à la base de la seconde polémique «historique» qui a été générée par le travail du cinéaste autant qu’historien du cinéma tunisien.

La lecture d’Omar Khlifi concernant l’histoire du cinéma tunisien

Le cinéma n’a pas mis longtemps à venir en Tunisie puisque, quelques mois seulement après les premières projections à Paris (1895), les frères Lumière sont venus filmer des scènes de la vie tunisienne, avant d’y revenir pour faire des projections. La première salle, «Omnia Pathé», ouvre ses portes en 1909 et Semmama Chikli commence à imprimer sa pellicule dès la seconde décennie du 20ème siècle. Mais il faut attendre 1922 pour voir son premier court-métrage «Zohra». Quant au premier long-métrage, «Le Fou de Kairouan», c’est en 1937 qu’il fut tourné.

Tout cela a été fait alors que la Tunisie était colonisée.

Le premier film long tourné dans la Tunisie indépendante est «Goha» de Jacques Baratier (1957). Ce n’est qu’en 1966 qu’un film totalement fait par des Tunisiens (production, écriture, réalisation, tournage, distribution) dans la Tunisie indépendante a été réalisé : il s’agit, en l’occurrence, de «L’Aube», d’Omar Khlifi.

Ce film va être désigné par son auteur dans son livre «Histoire du cinéma tunisien» (premier du genre en Tunisie, paru en 1970), comme «le premier film tunisien».

Cette affirmation va être contesté par plusieurs intervenants, aussi bien du monde du cinéma que de celui de la recherche historique.

Une question circule depuis, et qui ne peut avoir que des réponses partisanes qu’est- qu’un film tunisien ?

Je crois que ces deux polémiques ont minimisé, avec le temps, la place importante qui est due à Omar Khlifi dans l’histoire du cinéma tunisien. De part et d’autre, les passions et les partis-pris personnels, idéologiques, esthétiques et politiques ont pris le pas sur les faits historiques.

En plus, cela a jeté aux oubliettes une œuvre importante du cinéma tunisien, la seule d’Omar Khlifi qui se détache de ses autres films, aussi bien dans la thématique que dans la forme : «Hurlements» (Çurakh, 1972).

Les histoires de «Hurlements»

L’histoire de la genèse de ce film est, en elle-même, très particulière, tant au niveau national, qu’au niveau international.

«Hurlements» est, en fait, le montage de deux films réalisés indépendamment l’un de l’autre et séparés de plus de cinq ans.

Le premier est un court-métrage, «Tragédie bédouine» (Maaçat badaouia), avec Anissa Lotfi dans le rôle principal et Habib Chaâri. Le second, «Hurlements», est adapté d’une pièce radiophonique (Salma) de Tijani Zalila et joué par Salwa Mohamed et Mohamed Zaibi.

Tragédie bédouine

«Tragédie bédouine» est un court-métrage d’une vingtaine de minutes, tourné et projeté vers la moitié des années soixante. Il raconte l’histoire d’un crime d’honneur suite à un viol.

Monté avec «Hurlements», ce film perd au change, car, et à travers ces séquences montées, on décèle les qualités d’un des meilleurs courts tunisiens. Il est aussi important que «La Lettre» de Sadok Ben Aïcha, «La Poupée» d’Ahmed Khéchine ou le moyen-métrage «Seuils interdits» de Ridha Bahi.

Tout en plans serrés, ce film arrive à instaurer une atmosphère lourde qui épouse à merveille ce drame. Ce film est peut-être le plus proche, dans la cinématographie tunisienne, d’un cinéma japonais qui était considéré, à cette époque, comme la référence incontournable. Les teintes de gris, le cadrage serré, la façon (toute en suggestion) de filmer le viol, le flash-back et l’utilisation d’ellipses sont proches des marques d’un Mizughoshi ou de certaines oeuvres de Kurosawa.

L’histoire de ce film, qui traite d’un viol, essaie de nous montrer une société qui considère la femme comme une calamité et une honte, même si elle est la victime. Il appelle aussi les femmes à briser les tabous et à prendre leur destin en main. La fille violée qui tue son violeur et les femmes du village qui décident de marcher dans le cortège funèbre en appui à cette fille tuée injustement sont très éloquentes dans ce sens.

Ainsi, Omar Khlifi ne nous raconte plus sa version d’un passé récent, mais intervient directement pour filmer une réalité contemporaine, tout en appuyant la politique sociale de l’époque (moitié des années soixante) qui prônait une émancipation de la femme et un dépassement des tabous socioculturels dépassés.

Comme toutes ses autres œuvres, «Tragédie bédouine» ne sort pas d’un appui déclaré aux partis-pris du gouvernement de l’époque.

«Hurlements»

«Hurlements» obéissait à deux contraintes dans son écriture : celle imposée par sa propre histoire et celle qui l’oblige à concorder avec «Tragédie bédouine». Le résultat est plus que satisfaisant, puisque ceux qui ne connaissaient pas le court-métrage n’ont décelé aucun anachronisme dans l’œuvre. Mais à y voir de plus près, on peut remarquer que cette dernière n’obéit pas aux mêmes exigences formelles. Là où, dans «Tragédie bédouine», il y a concision et économie, dans «Hurlements» il y a étalage et longueur. Des séquences, comme celle de la transe, s’étirent sans rien ajouter au film. Les multiples zooms n’ont pour but que de manipuler les sentiments du spectateur sans faire avancer l’histoire.

Nous sortons ici d’un cinéma à la plus-value artistique affirmée et au langage cinématographique raffiné, à un cinéma plus racoleur et plus bavard. Nous passons d’une référence au cinéma japonais à celle qu’Omar Khlifi a déjà utilisée dans ses autres films, surtout «Al Moutamarred» : le western-spaghetti italien. Avec ces enchaînements de gros plans et de plans plus larges et ses longs pano-travellings, ce film est majoritairement dans cette mouvance.

Quant à l’histoire, tout en restant dans la perspective de l’émancipation de la femme (droit de choisir le conjoint, corrélation forte entre entrave du choix et tragédie finale), elle est plus conforme aux scenarii égyptiens, avec ce côté eau de rose dans l’histoire d’amour et ces dialogues à l’emporte-pièce.

Mais, comme c’est le cas pour «Tragédie bédouine», «Hurlements» épouse les priorités socio-économiques de l’époque. Ce sont : l’émancipation de la femme, l’exode vers les villes, les effets néfastes de la séparation des classes sociales, l’exhortation à la «modernisation» de la pensée et des usages,…

Raconter l’Histoire, archiver des histoires

«Hurlements» est sans doute l’œuvre majeure d’Omar Khlifi ; lui-même l’admet en la choisissant, la seule parmi tous ses films, dans les cinq meilleurs films tunisiens (voir le livre «Quarante ans de cinéma tunisien» de Mahmoud Jemni, 2006). Contrairement à tous ses autres films longs qui parlent d’événements qui leurs étaient antérieurs, cette œuvre a archivé certaines réalités tunisiennes de l’époque de son tournage. Ce ne sont pas seulement les réalités visibles, telles que la condition de la femme, la vie rurale ou les moeurs sentimentales, mais aussi les choix politiques, les priorités socio-économiques, les influences cinématographiques et autres.

Certes, Omar Khlifi prend, à travers ses films, une position que l’on taxe de proche du pouvoir existant, et c’est son droit le plus absolu. Certes, il se désigne comme l’auteur du premier long-métrage tunisien, mais pourquoi pas, c’est une position aussi défendable que son contraire !

Mais ceci ne nous donne pas le droit de minimiser son apport dans l’émergence d’un cinéma national après l’indépendance ; cela ne nous donne pas le droit d’ignorer ce qu’un film comme «Hurlements» peut apporter comme références cinématographiques et comme indices historiques concernant une période de notre histoire contemporaine, les années soixante, qui, malgré ses richesses, reste inexplorée par nos artistes et nos créateurs.

Il est peut-être temps de revoir notre histoire, non selon nos envies et nos penchants, mais selon une lecture qui réponde à des normes objectives de recherche et d’étude.

Synopsis :

Hurlements (Sourakh)

(Drame, Tunisie, 1972, 100 mn, 35 mm, noir et blanc)

Le film raconte l’histoire dramatique de deux jeunes filles. Saadia se venge en tuant l’homme qui l’a violée. Le conseil du village la condamne à mort. Lors de ses funérailles, les femmes du village transgressent la tradition et suivent son cortège funèbre.

Selma aime Hédi. Mais son père l’oblige à épouser un autre homme. Son amoureux se noie en venant la sauver. Devenue folle, elle se suicide.

Fiche technique :

  • Titre : Sourakh (Hurlements)
  • Réalisation : Omar Khlifi
  • Scénario : Omar Khlifi
  • Image : Ezzedine Ben Ammar
  • Son : Abdelkader Alouani
  • Montage : Faouzi Tayaa
  • Production : Films Omar Khlifi

Interprétation :

  • Mohamed Darragi,
  • Hassiba Rochdi,
  • Anissa Lotfi,
  • Salwa Mohamed,
  • Zohra Faïza,
  • Ahmed Zaibi,
  • Habib Chaari,
  • Mokhtar Hachicha

Prix : Mention spéciale du Jury du Festival international des films d’expression française de Beyrouth (1974).

Source : Attariq Aljadid du 27 août au 2 septembre 2011


 

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