TÉMOIGNAGES : L’AUBE DU CINÉMA TUNISIEN

Par Omar Khlifi

Il y a quarante ans, la Tunisie était indépendante depuis à peine huit ans que les autorités tunisiennes réfléchissaient déjà à l’instauration d’une cinématographie nationale.

En mai 1962, Si Chédli Klibi, alors secrétaire d’Etat aux Affaires culturelles et à l’Information, décida de créer un service de cinéma. Pour diriger ce poste, il a sollicité et obtenu du ministère de l’Éducation nationale le détachement de Tahar Chériâa, un professeur d’arabe, grand cinéphile et l’un des principaux animateurs des fameux ciné-clubs de Sfax.

Déjà, en 1959, de jeunes Tunisiens animés par Omar Khlifi créèrent la première association légale de cinéastes amateurs qui réalisa plusieurs films en 16mm qui furent présentés, le 9 juin 1961, au public à la salle du lycée Carnot en présence de Mohamed Masmoudi, secrétaire d’Etat à l’Information et au Tourisme. Parmi les premières productions, certaines furent primées dans des festivals internationaux de cinéastes non professionnels, en France. Le court-métrage en couleur «Hlima», réalisé par Khlifi a remporté cinq prix au premier palmarès du cinéma tunisien organisé par le ministère de la Culture en 1965. Qui s’en souvient (?). Auparavant, des boursiers furent envoyés en France pour étudier le cinéma au sein du célèbre Institut des Hautes Études Cinématographiques (l’IDHEC), cela depuis novembre 1957, juste une année après l’accession de la Tunisie à l’indépendance. Ils avaient pour nom Hamouda Ben Hlima, Hatem Ben Milad, Abdeljelil Bouzaïène, Abdejellil El Bahi, Noureddine Mechri, Salem Sayadi, Othman Ben Salem, Osman Abdelkrim; très vite, les rejoignirent Brahim Babaï, Ben Ammar, Layouni, Harzallah, Ferchiou, Ben Khlifa, Hmida Ben Ammar, Ben Aïcha, Daldoul, la liste est très longue pour ceux qui étaient disponibles à la fin des années soixante.

Le tout début, c’était en 1964, lors de la préparation du «Plan quadriennal de développement» (1965-1968), qu’un chapitre fut consacré au cinéma et à son développement. Le 5 janvier 1965, un Conseil ministériel restreint fut consacré entièrement au chapitre cinéma de ce plan.

Entre autres, il fut décidé de la création d’un complexe cinématographique à Gammarth, qui ne fut inauguré qu’en janvier 1967 (SATPEC). Mais cette société étatique fut fondée, sur le papier, dès mai 1957, elle n’a pris une existence légale que le 2 décembre 1966. Elle fut chargée en priorité de produire «Les actualités tunisiennes» hebdomadaires qui étaient confectionnées dans des laboratoires français. Prenant ainsi la relève de la société privée «El Ahd El Jédid» créée dès l’Indépendance par André Bessis et Marcel Hertz. Aussi, l’option fut prise, au niveau gouvernemental, d’organiser à Tunis un festival international du film, futures JCC. Avec, en plus, la recommandation de produire des films de fiction de long-métrage tunisiens.

La date des Journées Cinématographiques de Carthage fut fixée du 4 au 11 décembre 1965. Bien entendu, la Tunisie se devait d’être présente à cette première session par au moins un long-métrage. Le temps pressait. Il fallait faire vite. Si Chédli Klibi lança un défi aux cinéastes. Celui qui présentera un dossier complet pour la concrétisation de ce projet sera aidé par l’État. En moins de cinq mois, Omar Khlifi releva cette gageure. Le premier tour de manivelle de «L’aube», premier film de long-métrage tunisien, sera donné le 11 août 1966 sur un vieux pont aux environs de Soliman (mon village natal). Ce n’est que la veille que nous avons obtenu l’autorisation de tournage signée par Tahar Chériaâ. Curieusement, toute l’équipe n’était formée que de techniciens tunisiens autodidactes formés par les Actualités tunisiennes. Aucun de nous n’a fréquenté une école de cinéma. Les prises de vues furent bouclées dans la fébrilité en 5 semaines et c’est le départ vers Paris pour les opérations de montage et de sonorisation, tout cela en 3 mois et demi ! Notre enthousiasme naïf nous avait fait croire que nous pouvions y arriver. C’était pourtant pratiquement impossible. Le dépliant consacré à la première session (du 4 au 11 décembre 1966) du «Festival International des Journées Cinématographiques de Carthage» (FIJCC) était déjà imprimé avec des photos du film «L’aube». Mais malheureusement, malgré la bonne volonté de tous, le film ne fut pas terminé à temps pour le festival. Sa première sortie ne fut programmée que le 20 mars 1967 au cinéma Le Mondial, à Tunis, en présence de Si Chédli Klibi, ainsi que de tout le gratin des arts et de la culture. C’était un événement mémorable. Sous la pression de la foule, malgré la présence de la police, les vitres du cinéma furent brisées. Ce fut un succès populaire sans précédent qui se confirma durant des mois à travers toute la République.

Dans un rapport de l’Unesco pour la V° table ronde sur le cinéma, tenue à Beyrouth en novembre 1967, Tahar Chériaâ écrit que ce premier long-métrage tunisien a tenu l’affiche durant plusieurs mois, soit 33 semaines avec une affluence moyenne de 75% de la capacité des salles qui dépassaient à l’époque les 150 points de projection. Qui dit mieux.

Aussi, il est curieux que des spécialistes du cinéma, ainsi que certains médias, si prompts d’habitude à prendre en considération et à fêter des repères importants se rapportant à d’autres cinématographies, puissent ignorer et passer sous silence ce premier jalon, date importante dans l’histoire de notre cinéma national et que je sois, moi-même, contraint de remettre, de temps à autre, les pendules à l’heure. Sans oublier les émissions radio et surtout télévisées spécialisées dans le 7° art et animées par, en principe, des connaisseurs en la matière qui ignorent sciemment (le savent-ils ?), pour des raisons inavouées, de parler du parcours de notre histoire, fût-elle celle du 7° des arts dans notre pays. Ces Journées Cinématographiques de Carthage 2006 ont-elles programmé, au moins, un petit clin d’œil pour marquer le quarantième anniversaire de ce premier film tunisien ? Une exposition avec les nombreux documents et photos de l’époque se rapportant à cet événement serait la bienvenue et sera édifiante pour la nouvelle génération de cinéastes et de cinéphiles. Je sais que des propositions, émanant des services du ministère de la Culture, furent suggérées officiellement dans ce sens. Mais les responsables des JCC jugèrent que ce n’était pas utile de programmer une telle activité. Aussi, il est déplorable de relever que les copies de ce film, conservées à la filmothèque du ministère, ne furent pas renouvelées depuis quarante ans, oui 40 ans ! et que c’est les mêmes copies, usées, déchirées, détériorées, rayées, avec des parties manquantes qui sont encore utilisées pour des projections officieuses et officielles qui ne font pas honneur à notre cinématographie. C’est le cas de tous les films des années soixante jusqu’à nos jours. C’est le devoir du ministère de tutelle de veiller à préserver ce patrimoine important de notre culture nationale. Aussi, la numérisation de tous les films tunisiens s’impose dans l’urgence.

Suite à mon dernier malaise cardiaque, je veux témoigner. Certains s’acharnent depuis des décennies, pour des raisons inavouées, à vouloir me dénier la paternité de ce premier film en cherchant désespérément d’autres exemples en citant des films réalisés par des étrangers. Faute d’arguments crédibles, le tarissement de leur phraséologie intéressée, stérile, et non fondée s’est peu à peu dissipé dans la brume de leur mirage éphémère.

Le rendez-vous avec l’histoire de notre cinéma sera un 20 mars, première sortie publique de «L’Aube», ainsi que sa première participation à un festival international, celui de Moscou en 1967, où il obtint un prix.

Quant à moi, en tant que pionnier, devant tant d’ingratitude, je m’excuse et je demande humblement, avec amertume, pardon, pardon d’avoir osé commettre «L’Aube» du cinéma tunisien. Dont acte. L’histoire jugera.

Omar Khlifi (cinéaste)

 

Férid Boughedir, réalisateur et chercheur tunisien

  • Aujourd’hui, comme tous les festivals du monde, les JCC se sentent obligées de grandir à chaque session, devenant un merveilleux ciné-club géant, avec le risque, vu les nombreuses offres des sections parallèles et le choix international de plus en plus élargi, que les films africains et les «petits» films du Sud soient moins vus. Mais qu’importe ! Cela reste tout de même moins grave que de ne pas être vus du tout, ce qui serait le cas si les JCC déviaient un jour de leur vocation première arabo-africaine, et si elles n’avaient plus leur plus bel atout, leur trésor : l’extraordinaire adhésion de leur public.

Nouri Bouzid, réalisateur tunisien

  • C’est là que le cinéphile et l’enfant des ciné-clubs que j’étais venait affûter ses premières armes pour tuer le père, le vieux mélodrame égyptien. C’est là que je me suis frotté à mes aînés. C’est là que j’ai acquis la réputation de polémiste exigeant et initié. C’est là que j’ai mis à l’épreuve mes capacités de communicateur en mal de public, de manipulateur jouant les leaders en herbe. C’est dans l’arène des débats que j’ai forgé mes prétentions et mes ambitions. Évidemment, comme j’épatais du monde, ils m’attendaient tous au tournant. Et personne n’a manqué le rendez-vous.

Moufida Tlatli, réalisatrice tunisienne

  • Parmi les moments forts, on ne peut oublier la naissance de la Fepaci (Fédération Panafricaine des Cinéastes), les nombreux colloques très brillants qui ont fait avancer les réflexions nécessaires pour mieux faire exister nos films ici et là… et ceci, surtout, grâce à la collaboration des organisateurs de ciné-clubs, les débats passionnants et passionnés entre le public et les cinéastes. Des faiblesses, il y en a eu aussi. Organisation non parfaite, rendez-vous manqués avec des films programmés.

Gaston Kabore, réalisateur burkinabé

  • Aujourd’hui, j’ai 54 ans et après avoir manqué d’affilée trois sessions des JCC, je savoure à l’avance le moment des retrouvailles avec ma fidèle Tunis pleine de promesses et ces inassouvissables Journées de Carthage. Comme au premier jour, je sais que Tunis m’attend, prête à se donner, à m’étonner, à me nourrir et à combler mon inextinguible soif d’images et de récits… Tunis et les JCC feront toujours de moi un poète en quête de signes et de sens, de regards et de sourires parfumés au jasmin et à la fleur d’oranger.

Olivier Barlet, critique français

  • Les films africains et arabes sont pour moi, critique de cinéma occidental, la porte ouverte à un monde lointain et pourtant si proche, que les cultures dominantes réduisent terriblement.
    Cette cinématographie me convie à un véritable apprentissage du regard. Car au fond, c’est ça les JCC : découvrir, apprendre, essayer de comprendre ce que me disent ces cultures qui s’expriment ici par la fiction, l’image, la langue et le son. Ce que me disent ces films sur leurs sociétés et mentalités, sur le monde, sur moi-même.
    Histoire d’extirper de mon regard occidental ce qui s’y cache à mon insu : cette terrible façon de tout ramener à soi, de se croire universel, qui détruit l’Autre pour finalement nous détruire nous-mêmes, cette esthétisation du monde qui nous fait davantage chercher dans l’image de l’Autre une séduction qu’une compréhension.

(Source : Publication du ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine)


 

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire