ENTRETIEN AVEC WALID MATTAR, RÉALISATEUR DU FILM « LE PONT » : «LA CULTURE DOIT ÊTRE UN MOTEUR, UN LEVIER ET UN VECTEUR DE DÉVELOPPEMENT ET DE CHANGEMENT»

Propos recueillis par Lamia CHÉRIF – Le Temps du samedi 19 avril 2025

Réalisateur tunisien né à Tunis en 1980, Walid Mattar fait ses premières armes dès l’adolescence à la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs. Il s’illustre très jeune dans le court-métrage, notamment avec Le Cuirassé Abdelkarim (2003), primé à Kélibia (FIFAK) et à l’international (UNICA). Après des études en Tunisie, il s’installe en France où il décroche un Master 2 en Productique, avant de revenir à sa passion première : le cinéma.

En 2005, il débute comme cadreur sur le documentaire «Poussières d’étoiles» de Hichem Ben Ammar, puis il co-réalise en 2006, avec Leyla Bouzid, «Sbeh el Khir», dans le cadre du projet 10 Courts, 10 Regards de jeunes cinéastes tunisiens, présenté à Cannes. Suivent plusieurs courts-métrages remarqués, tels que «Tendid» et «Baba Noël». En 2017, il signe son premier long-métrage «Vent du Nord», salué par la critique et récompensé à de multiples reprises.

En 2024, Walid Mattar revient avec «Le Pont», une comédie dramatique doublement primée – Prix National aux Journées Cinématographiques de Carthage et Perle de bronze au Festival FIFEJ de Sousse – où nous l’avons rencontré pour cet entretien.

Le Temps : Votre film «Le Pont» vient d’être doublement primé. Que pouvez-vous nous dire de ce projet ?

«Le Pont» est une comédie dramatique centrée sur trois jeunes Tunisiens : Foued (joué par Amine Hamzaoui), un apprenti réalisateur, Tita (Seif Omrane), son ami rappeur, et Safa (Sara Hanachi), une étudiante instagrameuse. Alors qu’ils tournent un clip, leur vie bascule en découvrant un paquet de cocaïne échoué sur la plage. Chaque nuit, ils traversent le pont de Radès, lien physique et symbolique entre les quartiers populaires et les zones plus aisées de Tunis.
C’est un film teinté d’humour, mais profondément ancré dans le social, qui parle d’une jeunesse à la fois audacieuse et désabusée, tiraillée entre ses rêves et les dures réalités du quotidien.
Le film a été projeté au Festival du Caire, sera présenté à Malmö, en Suède, et entamera une tournée dans les salles tunisiennes. Il participera également en juin prochain au Festival International du Film Amateur de Kélibia (FIFAK).

Le titre «Le Pont» dépasse-t-il la simple référence géographique ?

  • Oui, bien sûr. Le pont de Radès est le fil rouge du récit, mais aussi son cœur symbolique. Il sépare deux univers : celui des jeunes de banlieue et celui de l’élite économique, mais il relie aussi ces mondes, parfois violemment. C’est un lieu de transition, de tentation, de glissement possible vers d’autres vies. Le pont, pour moi, c’est l’image parfaite de notre société tunisienne actuelle : pleine de contradictions, de déséquilibres, de tensions latentes.

Votre film explore frontalement les problématiques de la jeunesse tunisienne. Quelle a été votre démarche scénaristique ?

  • Avec Leyla Bouzid, avec qui je travaille depuis longtemps, nous voulions des personnages vivants, entiers, éloignés des stéréotypes. Leyla a cette finesse pour écrire l’intime, les frictions, les doutes. Cela donne une vraie épaisseur aux relations entre les personnages. Radwen Dridi, notre co-scénariste, a enrichi le récit par sa connaissance du terrain, son ancrage dans la réalité. Ensemble, nous avons essayé de raconter une histoire juste : ni misérabiliste, ni angélique. Une histoire qui ressemble à ce que vivent des milliers de jeunes ici, chaque jour.
L’équipe du film aux JCC 2024

La musique occupe une place centrale dans «Le Pont». Quel rôle joue-t-elle ?

  • Elle est primordiale. Mohamed Amine Hamzaoui et Nejmeddine Jelassi ont composé une bande-son qui capte à merveille l’énergie des personnages, leur colère, leur créativité, leur envie de hurler ou de s’évader. Le hip-hop dans le film n’est pas un simple décor sonore : il dit quelque chose du mal-être social, d’une volonté d’exister autrement. C’est une pulsation qui rythme le récit, une échappée autant qu’un cri.

Dans vos deux longs-métrages, «Vent du Nord» et «Le Pont», on sent un souci de relier des mondes. Est-ce votre fil rouge en tant que cinéaste ?

  • Oui, ce qui me touche dans le cinéma, ce sont justement ces passerelles – entre les gens, les lieux, les classes sociales.
    Dans «Vent du Nord», je mettais en miroir un ouvrier licencié dans le nord de la France et un jeune Tunisien qui prend sa place dans l’usine délocalisée. Ce n’était pas une dissertation sur la mondialisation, mais une histoire humaine. Deux solitudes, deux espérances, liées malgré elles par une chaîne de production mondialisée.
    Avec «Le Pont», je m’adresse directement à la jeunesse tunisienne. Une jeunesse pleine de désir, d’audace, de potentiel, mais qui se heurte à un système figé. Ce film est plus coloré, plus rythmé peut-être, mais il pose des questions existentielles : qu’est-ce que réussir aujourd’hui ?
    Jusqu’où peut-on aller pour s’en sortir ? Et surtout, que reste-t-il comme repères dans une société en mutation ?

Quel regard portez-vous sur le rôle de la culture dans la Tunisie d’aujourd’hui ?

  • La vraie question est : croit-on encore à la culture comme force transformatrice ? Pas seulement comme divertissement ou folklore, mais comme levier de conscience et d’évolution collective ? Trop souvent, on la relègue au rang d’ornement – un concert ici, une pièce de théâtre là, pour égayer le quotidien. Mais la culture, si elle est prise au sérieux, dérange, questionne, révèle ce qu’on tente d’occulter.
    Elle peut être un miroir cruel, mais aussi une boussole. Pour moi, elle doit retrouver sa place au cœur du projet de société.
    Il est temps qu’on arrête de la marginaliser.

Propos recueillis par Lamia CHÉRIF
Le Temps du samedi 19 avril 2025


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