FAUT-IL SE MÉFIER DES COPRODUCTIONS ?

Pour ceux et celles qui (pour une raison ou une autre) n’ont pas eu la possibilité de découvrir le contenu du n°2 de la revue de critique cinématographique «NOTRE REGARD», nous reproduisons ci-après le dossier qui y était proposé sous le titre : «Faut-il se méfier des coproductions internationales ?».

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FAUT-IL SE MÉFIER DES COPRODUCTIONS ?

Par Mouldi Fehri – Paris, le 21.11.2024

Sans être un phénomène totalement inédit en Tunisie, le recours à des solutions de coproductions dans le domaine cinématographique, du moins jusqu’en 2010, n’a été utilisé que de façon plutôt rare et limitée. Cela a été le cas, par exemple, avec des films comme :

  • Halfaouine, 1990, film de Férid Boughedir, coproduit avec la France et la Belgique.
  • Les Silences du palais, 1994, film de Moufida Tlatli, coproduit avec la France.
  • Making of, 2006, film de Nouri Bouzid, coproduit avec la France.

Seulement, à partir de 2011, cette solution a curieusement connu un développement rapide, inhabituel et important. À tel point qu’on pourrait se demander si elle ne serait pas une des principales explications de l’essor et de la réussite que connaît le cinéma tunisien au cours de ces dernières années, un peu partout dans le monde et notamment à travers les différents festivals du 7ème Art auxquels il lui est donné de participer. Bien entendu, une telle supposition n’exclut pas l’intervention d’autres facteurs déterminants dans cette réussite, comme le talent du cinéaste, de son équipe technique et de ses acteurs. Mais, elle permet surtout de souligner que, sans l’apport des coproductions, certains films n’auraient probablement jamais pu exister, ou du moins connaître le même succès.

À partir de ce constat et de cette hypothèse, il serait alors intéressant de voir :

  • Si les coproductions ne seraient pas derrière le dynamisme actuel du cinéma tunisien (I).
  • S’il ne serait pas, tout de même, nécessaire de se méfier de leurs éventuelles répercussions sur le contenu des films et les conditions de leur exploitation (II).

I – Les coproductions internationales, simple bouée de sauvetage ?

On le sait très bien, il ne suffit pas d’avoir un bon scénario pour faire un film. Encore faut-il avoir les moyens, non seulement techniques, mais aussi administratifs et surtout financiers, pour pouvoir transformer un projet en une réalité. Or, dans des pays comme la Tunisie, avec des ressources économiques limitées, un contexte politique pour le moins contraignant et une tradition cinématographique balbutiante et relativement récente, de telles conditions ne sont malheureusement pas toujours réunies.

Si, donc, certains porteurs de projets cinématographiques tunisiens se tournent vers la recherche de solutions de coproductions internationales, c’est d’abord et essentiellement parce que les conditions locales de réalisation de leurs objectifs ne sont ni suffisantes, ni généralement faciles à obtenir. La plupart du temps d’ailleurs, cette option, qui peut paraître à priori comme un choix délibéré du cinéaste, n’en est pas un et serait même assez souvent vécue comme une contrainte, voire une condition nécessaire et incontournable à une éventuelle réussite du projet.

Ceci étant, il n’est pas exclu qu’aux déceptions générées par ces difficultés locales, d’autres facteurs viennent s’ajouter pour, cette fois-ci, encourager ouvertement les cinéastes à la recherche de coproductions internationales. Cela peut être le cas, par exemple, de certaines répercussions de la révolution de 2011, du type de formation dispensée par les écoles tunisiennes de cinéma, ou encore (pourquoi pas ?) du développement d’un état d’esprit complétement décomplexé vis-à-vis des contributions financières étrangères chez quelques cinéastes, surtout de la nouvelle génération.

A – Les obstacles à la production sous la dictature

Il faut rappeler qu’avant 2011, mis à part les avantages qu’elle a pu tirer de la politique volontariste des premières années de l’indépendance (années 1960) où, à la demande du président Bourguiba, l’état tunisien a accordé une grande attention à l’image et à la communication (en particulier avec le lancement de la SATPEC en 1957), la production cinématographique tunisienne n’a connu par la suite qu’une phase de quasi léthargie allant jusqu’à la fin des années 1980 (avec très peu de réalisations), avant de rentrer dans une longue période de blocage systématique et inavoué de tout effort de création durant toute la période de la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali (1987 – 2010). Et ledit blocage qui est à la fois administratif, politique et financier se manifestait, en fait et essentiellement, à travers les éléments suivants :

Une infrastructure limitée et inadéquate : De l’avis de tous les professionnels du 7ème Art, les conditions de base nécessaires à la production et à la diffusion de films de qualité étaient presque inexistantes. Les rares infrastructures persistantes se caractérisaient par un manque flagrant d’équipements modernes et ne permettaient donc aucun travail sérieux et acceptable. Quant aux possibilités de distribution et de diffusion des quelques films réalisés, la Tunisie n’offrait aucune garantie et au contraire se distinguait par une grande pénurie de salles de cinéma, dont la plupart sont concentrées dans les grandes villes. À noter, à ce sujet, qu’avec les nombreuses fermetures de salles qu’a connues le pays, on est passé de près de 150 salles, pour trois millions d’habitants au lendemain de l’indépendance (1956), à seulement une vingtaine (dont 13 dans la capitale, Tunis) pour douze millions d’habitants en 2024. Ce qui, bien entendu, limitait énormément la visibilité des œuvres produites et mettait en péril leur potentielle exploitation commerciale sur le plan national.

Un manque de formation et de soutien aux jeunes cinéastes : En effet, pendant longtemps, le manque de formation professionnelle, d’encadrement et de soutien aux jeunes réalisateurs tunisiens limitait considérablement le développement de nouveaux talents. Quand elles existaient, les opportunités de formation étaient plutôt rares et souvent difficilement accessibles. Il faut dire que la première école de cinéma en Tunisie, à savoir l’École des Arts et du Cinéma (EDAC), n’a vu le jour qu’en 2000, et se situait dans la ville de Tunis.

Une censure et un contrôle politique permanents : Le régime politique en place jusqu’en 2010 exerçait un contrôle strict et systématique sur le contenu des films. Aucune autorisation de tournage ne pouvait être accordée sans le feu vert de la commission désignée à cet effet par le ministère des Affaires culturelles. La censure limitait ainsi la liberté d’expression des cinéastes et décourageait la production de toute œuvre audacieuse ou critique vis-à-vis du pouvoir en place.

Un manque de solutions de financements sur le plan national : Alors que la production cinématographique nécessite généralement le déploiement de ressources financières substantielles, les financements pouvant être disponibles à cet effet en Tunisie étaient souvent très difficile à obtenir et largement insuffisants pour produire un bon nombre de films. Les aides publiques, gérées et attribuées par une commission ministérielle d’aide à la production, étaient (et sont toujours) très limitées et ne couvraient (quand elles sont octroyées à un cinéaste) qu’une partie (environ un tiers) des coûts réels du film. Quant aux sources de financement privées, elles étaient plutôt rares et difficilement mobilisables. Investir dans le cinéma tunisien était souvent perçu comme une opération économique risquée, en raison de l’incertitude des retours sur investissement. Les potentiels investisseurs privés préféraient par voie de conséquence s’occuper d’autres secteurs jugés plus sûrs et donc plus rentables.

Fragilité de l’économie tunisienne : Les difficultés économiques persistantes au niveau étatique et le manque de ressources suffisantes qui ont toujours caractérisé la situation du pays, constituaient en plus un facteur supplémentaire pour réduire l’intérêt pouvant être réservé par les pouvoirs publics au développement et à la promotion de la création culturelle d’une façon générale et de la production cinématographique en particulier. Pendant de longues années, le budget du ministère des affaires culturelles ne représentait ainsi qu’environ 0.5 % du budget global de l’état. En même temps, cette ambiance générale plutôt morose et cette incertitude sur le plan économique national ne pouvaient qu’affecter directement et sérieusement la capacité et l’intérêt des producteurs privés à financer et à réaliser des films.

Pour toutes ces raisons et probablement pour combler les lacunes et l’insuffisance de l’effort national, la Tunisie a au moins multiplié les accords intergouvernementaux garantissant aux productions cinématographiques tunisiennes le cadre juridique nécessaire et la possibilité de rechercher à l’étranger des moyens financiers supplémentaires pouvant leur permettre d’exister et de se développer. Ces accords concernent aussi bien les rapports «Nord-Sud» que «Sud-Sud».

Parmi les accords «Nord-Sud», on peut citer :

  • Celui de la Tunisie avec le gouvernement québécois, signé le 27 janvier 1992.
  • Celui entre la Tunisie et la communauté française de Belgique, signé le 29 septembre 1997
  • Ou encore les différends accords basés sur les affinités culturelles et historiques qui lient la Tunisie à des voisins et amis européens comme la France ou l’Italie (pour ne citer qu’eux) et qui contribuent également, d’une façon ou d’une autre, au développement et à l’expansion de la production cinématographique tunisienne.

Quant aux accords «Sud-Sud», on peut en rappeler, entre autres :

  • L’accord multilatéral de coproduction cinématographique signé fin mai 2001 avec les États de l’Union du Maghreb arabe
  • Ou encore, les accords bilatéraux liant la Tunisie à l’Égypte et à la Syrie.

Un cadre législatif obsolète : De son côté, la législation en vigueur en matière de cinéma est complètement dépassée et ne semble pas, pour autant, déranger outre mesure les autorités compétentes. Car malgré les quelques modifications qu’il a pu subir au cours des années, le Code de l’industrie cinématographique tunisien, promulgué initialement en 1960, continue aujourd’hui encore à présenter pas mal de lacunes et surtout des dispositions complètement désuètes et en déphasage total avec les évolutions technologiques et les nouvelles pratiques de production et de distribution. Autrement dit, il reste encore beaucoup à faire pour que les textes législatifs tunisiens soient véritablement adaptés aux besoins actuels des professionnels du cinéma en Tunisie.

B – Finir avec la stagnation et l’immobilisme

L’ensemble des éléments présentés ci-dessus ont contribué, d’une façon ou d’une autre, à maintenir la production cinématographique tunisienne dans un état de stagnation jusqu’à la révolution de 2011, qui allait ensuite (et peut-être avec d’autres facteurs) ouvrir de nouvelles perspectives pour le cinéma tunisien. C’est, du moins, ce que semblent indiquer les éléments suivants.

1 – L’impact positif de la révolution de 2011 :

Sans aucun doute, les Tunisiens se souviendront toujours de ce qu’ils ont vécu en 2011 et qui s’est traduit par la chute inattendue de la dictature de ZABA (Zine El-Abidine Ben Ali) et du passage à ce qu’on a pu appeler «une phase de transition démocratique». Il faut dire que cet événement historique et sans précédent a eu pour conséquence immédiate de mettre fin à la peur, de délier les langues et de libérer les esprits. Du jour au lendemain, une grande audace et une liberté d’expression presque sans limites, sont venues remplacer une longue et difficile frustration à tous les niveaux. Et les milieux de la création culturelle et artistique ont été parmi les premiers à vouloir profiter de cette nouvelle situation. Mais c’est probablement celui de la production cinématographique qui a vraiment réussi à le faire de la façon la plus rapide et la plus spectaculaire. Ceci est d’autant plus important, qu’il convient de rappeler qu’habituellement et jusqu’en 2010, le nombre de films produits par la Tunisie ne dépassait guère les 5 ou 6 longs-métrages par an et leur diffusion rencontrait généralement les plus grandes difficultés aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Et ce qu’il faut préciser, c’est que ces quelques remarquables exploits étaient dus essentiellement à la créativité et à la combativité pacifique et intelligente de certains cinéastes talentueux et confirmés qui ont su se débrouiller, par leurs propres moyens et initiatives, pour contourner les obstacles et permettre ainsi au cinéma tunisien de survivre même dans «la douleur». Parmi eux et elles, il faut citer Abdellatif Ben Ammar, Moufida Tlatli, Mahmoud Ben Mahmoud, Nouri Bouzid, Férid Boughedir, Salma Baccar, Nacer Ketari, Ridha Behi, Brahim Babay, Nacer Khémir et d’autres encore.

Mais, depuis 2011 et la fin de l’ère Ben Ali, le cinéma tunisien vit au rythme d’une véritable et heureuse embellie. Sa production, qui était donc en berne avant cette date et notamment au cours des deux dernières décennies, ne cesse de prendre de l’ampleur, au moins sur le plan quantitatif. Chaque année, les nouveaux films tunisiens (de tous genres) se comptent par dizaines, tout en étant présents pratiquement dans tous les festivals internationaux où ils connaissent assez souvent (et curieusement) une très grande réussite, dont on ne peut que se réjouir. Cette dynamique et cette imprévisible progression de la production cinématographique nationale peut certes s’expliquer, en partie, par l’euphorie résultant de «la révolution de 2011» et le passage donc d’une situation de frustration, de censure et d’autocensure à une situation inédite où la liberté d’expression et de création s’est spontanément imposée sur la scène publique comme une nouvelle donne admise, pratiquée et glorifiée par tous. Seulement, aussi important soit-il, cet argument ne semble pas suffisant pour expliquer, à lui tout seul, ce qui a pu réellement favoriser cet élan inattendu au niveau de la cinématographie tunisienne. Il peut, au meilleur des cas, avoir été à l’origine d’un contexte général rendant possibles des initiatives jusque-là difficiles à prendre, voire même inimaginables. En tous les cas, ce qui est sûr, c’est que d’autres éléments ont dû (et pu) également contribuer à ce changement.

2 – L’apport et l’esprit des nouvelles écoles de cinéma tunisiennes

La multiplication des écoles de cinéma publiques et privées, surtout à partir des années 2000, a eu pour effet de répondre au besoin de formation pressant exprimé par un grand nombre de jeunes projetant de devenir cinéastes. Attirant alors un bon nombre d’entre eux, ces écoles réussissent (il faut le souligner) à leur fournir une formation de qualité couronnée par l’obtention d’une qualification et d’un diplôme d’état ouvrant les portes du marché de l’emploi aussi bien sur le plan national qu’à l’étranger.

Animées par un esprit et des programmes fondés sur une réelle volonté de préserver et de promouvoir l’identité culturelle tunisienne tout en étant ouverts aux spécificités du reste du monde, ces écoles forment ainsi de futurs professionnels capables de raconter des histoires tirées de la réalité quotidienne de leur pays et de chercher à leur donner une portée universelle.

D’un autre côté et en plus d’un enseignement assurant une parfaite maitrise des aspects techniques et artistiques du métier, elles permettent aussi à leurs étudiants d’avoir suffisamment d’informations et de connaissances sur les différentes sources et stratégies de production possibles aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger. Ce qui prépare ces futurs cinéastes et les encouragent, le moment venu, à taper à toutes les portes et à ne pas hésiter à envisager toutes les solutions disponibles, y compris à l’étranger, pour ne pas rester bloqués par d’éventuelles difficultés locales.

Riches donc de tous les renseignements acquis à ce sujet, pas mal de nouveaux diplômés vont alors très vite se lancer dans la quête des «bonnes occasions». Et comme les premiers résultats sont plutôt prometteurs, ce nouvel état d’esprit d’ouverture et de recherche de collaborations étrangères ne tarde pas à se répandre et à toucher un nombre de plus en plus importants de cinéastes, y compris d’ailleurs parmi ceux et celles de la génération précédente. C’est ainsi que la plupart des films tunisiens qui ont réussi ces dernières années ont pu bénéficier de solutions de coproductions internationales. À titre de rappel, on peut en citer quelques-uns comme :

  • «The Last of Us» (2016) – Réalisé par Alaeddine Slim, ce film a été coproduit avec la France1.
  • «Vent du Nord» (2017) – Un film de Walid Mattar, coproduit avec la France et la Belgique1.
  • «La Belle et la meute» (2017) – Réalisé par Kaouther Ben Hania et coproduit avec la France, la Suède, la Norvège, le Liban, la Suisse et le Qatar.
  • «Fatwa» (2018) – Réalisé par Mahmoud Ben Mahmoud et coproduit avec la Belgique.
  • «Dachra» (2018) – Réalisé par Abdelhamid Bouchnak – il a été produit sur fonds propres + une coproduction assurée par 2 jeunes sociétés de productions (Shkoon Productions et SVP Productions). Il a également été distribué par la société Hakka Distributions (créée en 2013, dans le but de rendre accessible au public tunisien une offre alternative de films d’auteurs). Ce qui a facilité son accès aux circuits de distribution, notamment sur le territoire tunisien.
  • «Un fils» (2019) – Un film de Mehdi Barsaoui et coproduit avec la France, le Liban et le Qatar.
  • «L’Homme qui a vendu sa peau» (2020) – Réalisé par Kaouther Ben Hania et coproduit avec la France, l’Allemagne, la Belgique et la Suède.

Grâce aux dites collaborations étrangères, tous ces films (et d’autres encore) ont non seulement enrichi le cinéma tunisien, mais lui ont permis surtout d’avoir une plus grande visibilité internationale.

3 – Le rapport décomplexé des jeunes cinéastes avec la coproduction

Face à une politique nationale inadéquate et pratiquement défaillante en matière de cinéma, la nouvelle génération de cinéastes tunisiens refuse dorénavant toute forme de stagnation ou d’immobilisme et n’hésite plus à chercher des solutions alternatives en dehors de la Tunisie. Pour produire leurs films et compléter leurs budgets, la plupart de ces jeunes talents ne trouvent plus aucune gêne à aller chercher l’argent là où il se trouve, en recourant notamment à différentes sortes de coproductions et en essayant ainsi d’instaurer de nouveaux modes de financement et de nouvelles manières de gérer le processus de production.

On parle alors de l’éclosion d’un «nouveau cinéma tunisien indépendant, libre et volontariste», pouvant traiter des thèmes divers et variés, mais dans lequel il est encore difficile de distinguer des tendances claires et précises. Tout en étant ancrés dans la réalité quotidienne de la Tunisie, les sujets abordés par ces jeunes cinéastes touchent aussi bien les problèmes sociaux des Tunisiens que des conflits relationnels intimes, pouvant exister dans n’importe quelle autre société. Ils montrent ainsi un intérêt pour les problématiques nationales, mais en plaçant parfois les personnages tunisiens dans un cadre universel. En tous les cas, les théories d’ordre identitaire, nationaliste ou encore idéologique qui pouvaient autrefois (et à juste titre) éloigner certains cinéastes de l’ancienne génération du recours à des capitaux étrangers pour réaliser leurs films (ou du moins les rendre réticents à le faire), ne semblent plus aujourd’hui constituer un motif suffisamment convainquant pour beaucoup de nos jeunes cinéastes. Le changement d’époque, de mentalités et d’idéaux y est certainement pour quelque chose. Mais, bien entendu, cela ne met en doute ni leur intelligence ni leur patriotisme. Il montre, au contraire et tout simplement, la grande détermination qui les anime et la soif qu’ils ont de réaliser leurs films, en s’entourant des meilleures conditions de production possibles et en augmentant ainsi leurs chances de réussite et d’obtention des meilleures distinctions sur le plan cinématographique international. Et le succès que beaucoup d’entre eux connaissent aujourd’hui dans les festivals du monde entier, et dont on ne peut que se réjouir, semble leur donner raison et justifier le choix qu’ils ont pu faire. Il contribue, en même temps, à expliquer le renouveau actuel de notre cinéma national et la fulgurante progression quantitative que connait sa production. Après tout, une telle évolution ne peut qu’être la bienvenue, quand on sait dans quelles conditions et de quels moyens disposaient les premiers cinéastes tunisiens pour réaliser leurs films. Certes, il ne faut pas que ça soit fait à n’importe quel prix, car les risques de dérapage ne sont jamais très loin chaque fois, surtout que les rapports entre les différents intervenants sont disproportionnés.

II – Faut-il se méfier des coproductions internationales ?

S’il est, donc, admis que les coproductions internationales présentent pas mal d’avantages, il est tout aussi établi que leurs inconvénients ne manquent pas non plus et que tous les films qui ont été réalisés grâce à cette forme de financement n’ont pas été forcément des réussites.

A – Les avantages possibles

  1. Un financement accru : Étant donnés les difficultés et surtout les moyens limités sur le plan national, ce type de coproduction permet de compléter le budget initial d’un film en multipliant les intervenants et en s’appuyant sur des fonds venant de plusieurs sources. Ce qui facilite, bien entendu, la réalisation de projets ambitieux.
  2. Un accès assuré à des marchés internationaux : Les films coproduits avec des fonds étrangers peuvent généralement bénéficier d’une large distribution internationale, toucher plusieurs publics et réaliser ainsi d’importantes audiences dans différents pays. En plus et quand elles sont réussies, les contributions internationales permettent également au réalisateur de développer des réseaux de distribution et de marketing à l’échelle planétaire, ce qui peut l’aider par la suite à promouvoir ses films dans le monde entier.
  3. Un partage des ressources et des compétences : Les coproductions permettent une réduction considérable des coûts de production, en rendant possible la mutualisation de plusieurs ressources techniques et humaines. Elles favorisent en même temps les échanges d’expériences et renforcent au passage l’apprentissage des plus jeunes intervenant, qu’ils soient techniciens ou réalisateurs.
  4. Une diversité culturelle : Les expériences de coproductions favorisent généralement la collaboration et les échanges entre des équipes venant de différents pays. Ce qui peut (et devrait), en principe, se traduire par un enrichissement du contenu culturel des films et une diversification des publics pouvant être touchés. Il peut aussi aider à mettre en place de véritables relations de confiance entre les différents intervenants et leur permettre ainsi d’envisager ensemble de futures collaborations, voire même d’installer dans le temps un solide et durable partenariat entre eux. Au vu, donc, de tous ces avantages et des résultats positifs obtenus par pas mal de films tunisiens réalisés grâce à des coproductions (comme ceux cités plus haut), on ne peut qu’être optimistes et souhaiter la poursuite de telles expériences. Seulement, la prudence voudrait qu’on ne se limite pas à voir uniquement le verre à moitié plein.

B – Les inconvénients à craindre

Car, malgré tous les avantages que nous venons d’évoquer, certaines complications pratiques sont toutefois susceptibles de venir dissuader les réalisateurs et leurs producteurs nationaux de se lancer dans des coproductions internationales.

Ces complications peuvent apparaître à plusieurs niveaux, comme :

  1. Les difficultés administratives : Elles se manifestent souvent par l’inévitable inadéquation des cadres réglementaires et administratifs suivis et respectés par les différents pays intervenants. Cette différence des règles de droit ou encore des circuits administratifs respectifs peut parfois engendrer des malentendus, pendant, et ou après la réalisation du film. La gestion administrative des coproductions peut ainsi s’avérer difficile et compliquée et très vite constituer un véritable casse-tête, en raison des disparités législatives et des modes de fonctionnement administratif respectifs des différents pays impliqués. Ce qui peut, non seulement entraver les conditions de tournage, entrainer des dépenses supplémentaires et imprévues, mais aussi se transformer (dans certains cas extrêmes) en un conflit ouvert devant les tribunaux.
  2. Les conflits culturels : Les différences (ou spécificités) culturelles et les choix artistiques des uns et des autres peuvent entraîner des désaccords fondamentaux entre les parties prenantes et avoir une influence directe sur le contenu et l’orientation du film. Car dans ce genre de situation, le risque est que certains partenaires étrangers, souvent plus puissants financièrement, essaient d’imposer leurs propres choix culturels, artistiques ou thématiques au détriment de l’authenticité et de la spécificité culturelle voulues et défendues par le réalisateur. Ce qui représente souvent un des défis majeurs de toute coproduction. En même temps, les films coproduits dans ces conditions peuvent déboucher sur une marginalisation des préoccupations et réalités locales et être ainsi davantage orientés vers un public international, au détriment des spectateurs locaux. Réussir donc à gérer la problématique des diversités culturelles n’est jamais une affaire gagnée d’avance. Cela demande une grande vigilance, un esprit combatif avec souvent de longues négociations et beaucoup de perspicacité.
  3. Les risques financiers : D’un côté, le nécessaire partage des recettes entre les différents partenaires entraine logiquement et automatiquement une réduction des bénéfices de chaque partie, et de l’autre, en cas d’échec commercial, les pertes sont également partagées. Ce qui ne peut, au final, qu’affecter financièrement tous les intervenants.

C – L’authenticité de l’œuvre ne devrait pas être négociable

En somme, les solutions de coproductions internationales apparaissent comme une sorte de «gilet de sauvetage» absolument nécessaire pour tout cinéaste tunisien qui refuse de baisser les bras et décide, au contraire, de se battre et de se débrouiller pour créer les conditions lui permettant de mener à bien son projet de film. Car, comme on l’a vu, les obstacles sur le plan national ne manquent pas. Les aides financières de l’état, quand elles sont octroyées, ne couvrent qu’une partie infime des coûts réels de production et obligent ainsi le réalisateur à trouver le reste par ses propres moyens. Ce qui veut dire qu’en plus d’un producteur local qui accepterait de l’accompagner dans son aventure, il lui faudrait absolument compléter son budget soit en ajoutant des fonds propres, soit en faisant appel à des bailleurs de fonds étrangers. Or, en ce qui concerne les fonds propres, autant dire tout de suite que ceux qui pourraient les avoir (et tant mieux pour eux) ne sont qu’une petite minorité. Ça a été le cas, par exemple, d’Abdelhamid Bouchnak qui aurait mis «de sa poche» environ 100 000 DT pour compléter le budget de son film «Dachra». Mais, malheureusement, peu de réalisateurs tunisiens seraient, aujourd’hui, capables de disposer d’une telle somme. Autrement-dit, la seule solution qui leur reste est la seconde ; c’est-à-dire, celle d’envisager un recours à des partenaires financiers étrangers et de les convaincre d’investir dans leurs projets de films. Et là, bien évidemment, on touche à un problème crucial qui est l’indépendance du cinéaste tunisien qui se lance dans un tel scénario (de coproduction souvent disproportionnée) et le risque qu’il court de ne plus pouvoir maitriser le contenu de son film. Car le problème dans ce genre de situations c’est que certains partenaires étrangers (notamment européens ou moyen-orientaux), généralement plus puissants financièrement, essaient de tirer profit de leur position majoritaire et dominante pour imposer leurs propres choix artistiques et/ou thématiques. Ce qui aurait pour conséquence, non seulement de limiter la liberté du réalisateur, mais surtout de nuire à l’authenticité et à la spécificité culturelle de son œuvre.

Fort heureusement, toutes les coproductions étrangères ne sont pas forcément de la même nature. Certaines présentent moins de risques et peuvent même aider le cinéaste tunisien à affirmer son propre style artistique et à sauvegarder, à travers son film l’identité culturelle de son pays. Nous pensons ici, bien évidemment, aux coproductions Sud-Sud (chères à feu Tahar Chéria’a) qui ont montré à plusieurs reprises leur efficacité pour l’ensemble des intervenants. Mais, ce qui est regrettable c’est que leur utilisation reste curieusement très limitée, épisodique, voire même anecdotique, alors qu’elles pourraient représenter une solution de renforcement et de développement des cinémas émergents de l’ensemble des pays des zones géographiques concernées.

Dans un entretien accordé au magazine «Mosaïques» le 16 août 2019, le cinéaste tunisien Mohamed Challouf déclarait à ce sujet que :

«Les quelques expériences de collaboration Sud-Sud dans le domaine du cinéma, malheureusement, sont restées symboliques. Les plus importantes sont celles des films tels que Amok du Marocain Souheil Ben Barka, qui a réalisé le plus important film antiapartheid du continent (coproduit entre Maroc, Guinée, Sénégal avec un casting exceptionnel : Douta Seck, Robert Lionsol et Miriam Makeba). Ou bien Camp de Thiaroye de Sembene Ousmane et Thierno Faty Sow coproduit entre Algérie, Tunisie, Sénégal parce que refusé par les producteurs français en raison de son sujet anticolonial qui dénonce les actes barbares de l’armée française. Une fois le film prêt, le Festival de Cannes l’élimine de sa sélection, tandis que le Festival de Venise de la même année le sélectionne et lui donne le Prix spécial du Jury».

En somme, il faut espérer que nos cinéastes puissent continuer à profiter de l’aide représentée par l’ensemble des coproductions disponibles, mais en négociant au mieux leurs contrats afin d’éviter le risque de faire primer la logique commerciale au détriment de la créativité et de l’attachement à des images issues de la culture locale et la représentant de façon objective et non dégradante.

Conclusion

Tant qu’elles représentent un appui financier neutre et un moyen d’enrichissement culturel de la production cinématographique nationale, les coproductions internationales ne peuvent qu’être bénéfiques surtout en contribuant à augmenter la visibilité de nos films dans le monde. Mais, pour mieux les négocier, nos cinéastes doivent pouvoir disposer, sur le plan national, des structures et des moyens de base nécessaires. C’est pourquoi il incombe aux pouvoirs publics de leur procurer donc de meilleures conditions (législatives, financières et structurelles) pour qu’ils puissent sauvegarder leur liberté de création et défendre notre identité culturelle commune.

Plus ces conditions sont réunies et rendues possibles, plus notre cinéma national se portera mieux et plus le spectateur l’appréciera.

M.F

Paris, le 21.11.2024

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