SCÉNARIO : LA CRISE DU SUJET

Souad Ben Slimane – La Presse de Tunisie – Ajouté le 18-06-2010

Depuis quelques années, nos films ne tiennent pas longtemps (ou bien pas le temps qu’il faut) l’affiche, et l’on constate que le public tunisien manifeste une allergie grandissante envers son cinéma.

L’engouement et l’enthousiasme dus à l’attrait de la nouveauté ne sont L’Homme de cendres, Halfaouine et Les Silences du palais. Le souvenir de ces longs-métrages continue quand même à motiver une foule de curieux qui se rue vers les salles à l’occasion des premières et surtout pendant les JCC (Journées cinématographique de Carthage). Ensuite le bouche à oreille fonctionne et quand les salles changent de main et que les guichets du circuit commercial s’ouvrent, les anges passent. C’est vrai que «les salles de cinéma, si elles ne disparaissent pas, sont, en majorité, dans un état de vétusté avancée, que leur emplacement n’encourage aucunement le spectateur à y aller, que la plupart de ces salles héritées de l’ère coloniale se situent dans les quartiers dits européens, transformés en quartiers d’affaires et de commerce où il est difficile de se garer, qu’une programmation (*)» Que la piraterie des improvisée ou la déprogrammation est reine… vidéo-clubs permet d’avoir  parfois ces mêmes  films à prix accessible, et d’autres titres internationaux à peine sortis, que l’on peut regarder tranquillement chez soi…En conséquence, on peut comprendre la baisse du taux de fréquentation enregistré depuis les années 90…

Mais qu’en est-il du contenu même de ces films tunisiens qui sortent au compte-goutte ? La qualité du récit, peut-elle être la cause d’où vient l’allergie la désaffection du public envers son cinéma national ? Cette audace, qui a fait le prestige du cinéma tunisien à l’étranger.

Un film vaut surtout par l’histoire qu’il raconte

Quand un média de masse (le cinéma par excellence) ne touche plus la masse. C’est qu’il n’exprime ni les valeurs, ni la sensibilité d’une nation, d’un peuple, d’une société. On entend souvent ces commentaires du «large public» : «Les films tunisiens ne sont pas faits pour les Tunisiens… On ne s’identifie nullement… Il y a toujours des scènes choquantes… On a honte d’aller  voir ces films en famille…». Le public a besoin de vraisemblance. Que, dans un film, il s’agisse de quelque chose qui s’est passée, qui se passe ou qui pourrait se passer, la réalité doit servir de référent à la fiction. S’exprimer en tant qu’artiste tout en exauçant le voeu du spectateur, par une coïncidence entre le dessein du premier de substituer son imaginaire au réel et le besoin de fiction du second, entre la volonté de l’un d’organiser et de signifier le monde et le désir de l’autre de le voir sous ses yeux prendre sens et forme ordonnée, n’est pas une mince affaire. Et c’est l’affaire du scénariste. Car le scénario, qui est par définition la continuité dialoguée de l’histoire, constitue également les fondations avant tout, un du film. Et si l’on croit Howard Hawks, film vaut ce que vaut l’histoire qu’il raconte, donc, ce que valent ses fondations. Si ces dernières sont fragiles, le film s’écroule.

Mais il y a toujours enfouie dans la mémoire inconsciente des gens du cinéma, la nostalgie de ces temps héroïques où l’on tournait sans scénario et où l’on rêvait de cinéma pur.

Ce que dit Jean-Paul Torok (*) dans son livre, L’art d’écrire un scénario, même s’il traite d’un autre contexte qui est le cinéma français, a beaucoup de sens pour nous. Il explique que trop fréquents sont les cas où dans l’esprit des producteurs eux-mêmes, le script n’est que le prétexte à composer un générique et à monter un financement, et l’on consacre dans les bureaux des décideurs plus de temps à constituer un casting, à réunir des capitaux et à organiser une promotion, qu’en conférences de scénario. Le «package», c’est-à-dire l’emballage, est souvent considéré plus important que le contenu. La supériorité écrasante du cinéma américain s’explique donc. Aux États-Unis, ils ont compris la fonction du scénario dans le processus de création ainsi que le rôle essentiel  de ce dernier et la nécessité de faire reposer la mise en scène sur une organisation narrative préalable. Il y a  cette adhésion implicite que le cinéma n’est pas un art de l’image comme la photographie ou la peinture, mais l’art de raconter une histoire avec des images. Autrement dit, que la condition même du progrès du cinéma américain était son développement en tant qu’art narratif. Découvrir ou inventer  les meilleures histoires et consacrer tous les moyens nécessaires à l’élaboration du récit cinématographique fut la préoccupation constante des grands producteurs américains qui sont dans de nombreux cas, à part entière, avec les scénaristes, les véritables «auteurs» des films.

Sans comparaison, chez nous en Tunisie tous les métiers du cinéma existent sauf ceux du responsable du casting et du scénariste. Il n’est donc pas étonnant de constater dans la grille si maigre de nos productions des films ratés à cause d’un mauvais casting et d’un mauvais sujet. Car, rappelons-le, un «bon» sujet est celui qui se prête le mieux au travail du scénariste, chargé non seulement de le développer, de le dramatiser et de l’illustrer, non seulement de l’organiser en histoire selon la loi de la plus grande efficacité dramatique, mais surtout de l’enrichir de manière à le doter d’un intérêt qu’il ne possédait pas au départ. Ce sujet est porté par  le personnage principal, c’est autour de lui que tourne toute l’action, et quand on rate le choix de l’acteur principal, on rate le film, quelle que soit la qualité de la mise en scène.

La tyrannie du visuel

Cela dit, Otto Preminger(*) confirme que : «Ce qui m’intéresse dans un sujet, dans une histoire,  a-t-il dit, ce n’est rien d’autre que les personnages, les émotions et parfois peut-être les idées, mais non la trame des événements. Les sujets sont éternels et appartiennent à tout le monde. Mais les gens, eux, sont toujours nouveaux, et si vous modifiez un peu l’univers qui les entoure, cela devient une nouvelle chose fascinante…». Le problème de nos récits filmiques, c’est qu’ils  tombent dans la routine. On y constate un tarissement de l’invention narrative. Un manque flagrant de savoir-faire et de fraîcheur. Les «gens de l’image» ont-ils un mépris pour la chose écrite ?

On a souvent rencontré de jeunes cinéastes qui commencent mal leur carrière. Dans «l’étape debout» (gestation de l’histoire) comme dans «l’étape assise» (écriture du scénario), ils pensent plus au découpage technique (qui est, précisons-le, le travail du réalisateur et pas celui du scénariste), aux mouvements de la caméra, qu’au développement du récit et des personnages. Autrement dit, «ils pensent aux nattes avant la mosquée». (Pas surprenant que ce proverbe soit tunisien). L’obsession de l’appareil de prise de vues ne laisse plus de place au stylo. On en est encore là, dans la tyrannie du visuel. Dans l’image pour l’image, dans l’anecdote immédiate… Un réalisateur qui «s’intitule» également scénariste, attend toujours de passer au plateau pour «achever son histoire». Il oublie que la mise en image d’une histoire, déjà solide, est un tout autre travail.  Mais tout se mélange et la dissociation est difficile, surtout quand le réalisateur et le scénariste, et souvent même le producteur, ne font qu’un. Au cinéma tunisien, on a progressivement fait le vide au profit de ce qu’on appelle «le cinéma d’auteur», déjà ambigu dans ses principes. Le paradoxe, c’est que la commission d’aide à la production cinématographique accorde son soutien financier sur la seule lecture du scénario. La qualité du réalisateur et du producteur (dans les rares cas où ce n’est pas la même personne) est discutée en second lieu. Si les principaux critères de l’octroi de l’aide à la production sont la qualité intrinsèque du scénario, l’originalité de l’histoire et la valeur stylistique et technique du script, pourquoi retrouve-t-on souvent les mêmes noms ?  Suffit-il de réussir un premier leurs preuves dans les «ratages» film et d’être consacré dans les festivals pour que l’aide soit ? Est-ce vrai que cette aide fonctionne au gré des goûts et automatique des préférences des membres de la commission, du «copinage» et des «renvois d’ascenseur» ?

Accuser n’est pas la solution. Il est plutôt souhaitable de se poser les bonnes questions. Est-il juste de dire que la carrière ultra-brève de nos films est due à l’absence du métier scénariste ? situation faite au scénario dans le processus de formation, de production et de fabrication des films, le caractère instable de notre cinéma est-il la cause essentielle de cet état des lieux? Répondre à ces questions oblige à faire un long diagnostic du mal dont souffre constitutionnellement le cinéma tunisien. Nous croyons savoir que ce diagnostic a été établi. Espérons que les remèdes ne feront pas l’effet d’un emplâtre sur une jambe de bois. En tout cas, une chose est sûre, le métier d’auteur ne se décrète ni ne s’improvise, pas plus que la création.

  • (*) Rapport de la commission de réflexion sur le cinéma tunisien (situation actuelle et perspective d’avenir), ACT 99.
  • (*) Jean-Paul Torok est un historien du cinéma, scénariste, réalisateur et professeur de narratologie.
    (*) Otto Preminger est un réalisateur américain d’origine autrichienne

Auteur : Souad Ben Slimane

Ajouté le : 18-06-2010

Source : http://www.lapresse.tn/


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