LA RÉVOLUTION TUNISIENNE TROUVE SA VOIX

Par Norbert CREUTZ – letemps.ch – Publié jeudi 18 février 2016.

«À peine j’ouvre les yeux» de Leyla Bouzid enthousiasme en revenant sur la jeunesse remuante d’avant la révolution de Jasmin.

Déjà cinq ans que la Tunisie s’est défaite de son dictateur Ben Ali et que la démocratie y tient vaille que vaille. Et son cinéma ? Pas grand-chose à signaler jusqu’ici, hélas. La génération des anciens (Ridha Behi, Nacer Khemir, Moufida Tlatli, Férid Boughedir) muette, Millefeuille de Nouri Bouzid et Printemps tunisien de Raja Amari restés à nos portes, seul le bricolé Challat de Tunis de Kaouther Ben Hania avait laissé entrevoir l’an dernier des signes de renouveau. D’où la magnifique surprise d’À peine j’ouvre les yeux. Un film jeune et enthousiasmant comme on l’attendait, même si son récit se déroule… avant la révolution. Et même si son auteure, Leyla Bouzid, est une «fille de», comme Francesca Comencini, Sofia Coppola ou Samira Makhmalbaf.

«À peine j’ouvre les yeux» est le titre d’une chanson que chante la jeune et jolie Farah du haut de ses 18 ans rebelles. C’est l’été 2010 à Tunis et le régime de Ben Ali, en place depuis vingt-trois ans, ne donne pas encore signe de relâchement. Farah vient de passer son bac et sa famille l’imagine déjà médecin. Mais elle ne voit pas les choses de la même manière. En effet, elle a rejoint un groupe de rock engagé et s’est éprise de Borhène, un ami musicien ! Contre la volonté de sa mère Hayet, qui connaît bien le pays et ses interdits, et en l’absence de son père qui travaille dans l’arrière-pays, Farah découvre la vie nocturne de sa ville, les aléas de l’amour et l’espoir d’une société meilleure.

L’ombre du pouvoir

Ce dont cette jeunesse revendicatrice et encore innocente ne se doute pas, c’est le fonctionnement de ce statu-quo qui l’étouffe, les instruments coercitifs du pouvoir. Pourquoi donc Hayet a-t-elle si peur pour sa fille ? Pourquoi son père n’est-il pas membre du Parti ? Qui est cet homme qui vient les avertir que leur fille s’expose dangereusement ? Et que cache donc cette caméra tenue par Ali, le manager du groupe ? Alors que Farah s’imagine devoir surtout lutter contre sa famille et pour son amour, elle va se retrouver au cœur d’une partie bien plus inquiétante qui se joue à son insu…

La force singulière de ce film réside sans doute dans sa manière de nous faire d’abord partager le point de vue de la fille avant de nous faire accéder à celui de sa mère, pour finir par un rapprochement bouleversant. Pour un regard d’aujourd’hui, Farah apparaît comme l’incarnation de la révolution à venir et Hayet celle de son empêchement. Puis tout devient moins manichéen, moins évident.

De père en fille

À 30 ans, Leyla Bouzid, fille du cinéaste et opposant historique Nouri Bouzid (L’Homme de cendres, Bezness, Poupées d’argile), formée à l’école parisienne de la Fémis puis assistante sur La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, a clairement acquis le recul nécessaire. Avec ce film, elle cherche à comprendre plus qu’à se souvenir, à faire ressurgir le passé dans toute sa complexité sans doute pour mieux armer le présent.

Bien sûr, on commence par aimer l’énergie singulière qui se dégage des scènes musicales, tournées sans truquage, avec de vrais musiciens. Le souffle de liberté qui s’empare alors des nuits tunisiennes paraît si enivrant, surtout quand Farah tient tête aux censeurs en récitant dans son intégralité un poème renversant ! Mais peu à peu, on commence aussi à apprécier les touches plus discrètes, comme la relation de la famille à l’arrière-pays, le rôle de la domestique noire ou la dignité blessée de Hayet. Tout bascule lors d’un vrai moment de terreur dans une gare routière. Et lorsque la mère part à la recherche de sa fille et entre dans un bar exclusivement fréquenté par des hommes, en un plan, c’est toute la réalité du pays qui vous revient à la figure. 

L’Europe aveuglée

L’ironie veut que Hayet soit jouée par Ghania Ben Ali (ou Benali, sans parenté avec le président-dictateur), chanteuse née en Belgique et déjà appréciée dans «La Saison des hommes» de Moufida Tlatli (2000).

Actrice splendide, elle nous fait croire sans peine à sa propre jeunesse sacrifiée, qui permettra finalement à sa fille d’échapper aux griffes des bourreaux. Double soulagement. Pour une fois dans le cinéma maghrébin, qui jauge volontiers l’aliénation de la société à l’aune de la condition féminine, il n’aura pas tant été question du fossé entre les sexes et de l’hypocrisie religieuse que de la soif de liberté de tout un pays confronté à un pouvoir pervers, fondé sur la peur et la corruption.

Et si le jeune cinéma tunisien venait de trouver à la fois sa voix et sa voie ? Ce film primé de Venise à Carthage en passant par Stockholm et Dubaï vaut absolument le détour. En se demandant comment l’Occident a pu fermer si longtemps les yeux…

*** À peine j’ouvre les yeux, de Leyla Bouzid (Tunisie – France – Belgique, 2015) avec Baya Medhaffar, Ghalia Benali, Montassar Ayari, Aymen Omrani, Lassaad Jamoussi, Deena Abdelwahed, Najoua Mathouthi, Younès Ferhi. 1h42

Source : https://www.letemps.ch/


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