RENCONTRE AVEC NOURI BOUZID : OSER, MAIS PAS PROVOQUER…

Par Actualité de l’immigration du 25 juin 1986

39ème Festival International du film de Cannes

Pour un nouveau regard sur nos sociétés, tel semble être l’essentiel des propos de l’auteur de «L’Homme de cendres», film présenté à Cannes dans le cadre de la sélection officielle «Un certain regard».

Oser, mais pas provoquer, dit-il ; il faut savoir délimiter nos discours et donner à notre démarche une pulsion qui emprunterait des chemins autres que les sentiers battus.

Pour Nouri Bouzid, le plus vieux des jeunes cinéastes maghrébins, le cinéma est à venir. Il est à l’image de l’homme arabe dans sa complexité à se définir. «L’Homme de cendres», c’est une quête osée pour de nouveaux espaces (de discours). Le thème est dans le temps, sans jamais toutefois ressembler à aucun autre thème traité habituellement dans nos sociétés maghrébines. Il dénote par rapport à la vision du cinéma classique, audacieuse mais de facture conformiste. Il a un ton original et le traitement de ce qui constitue l’actualité laisse présager une trempe de cinéastes maghrébins qui commencent enfin à naître. «L’Homme de cendres» est l’histoire d’un adolescent qui a peur de la nuit.

Veux-tu nous parler de ton itinéraire ?

  • J’ai quarante ans et je viens de Sfax. À vingt ans, j’avais décidé de faire des études de cinéma. J’étais ce qu’on appelle le parfait cinéphile. J’ai quitté la Tunisie pour entreprendre des études de cinéma. J’ai été assistant-réalisateur en France avant de rentrer en Tunisie. Après quelques mois à la télévision tunisienne, j’ai été mis à l’écart du cinéma à la suite de quelques démêlés politiques avec les autorités. Avec l’âge et la sagesse, je suis retourné à mes anciennes amours, le cinéma.
    J’ai terminé l’écriture, le scénario de «L’Homme de cendres» que j’ai dû vivre pendant trois ans sous diverses formes. Après avoir obtenu une subvention, le film a vu je jour immédiatement. Ainsi, comme tu vois, question itinéraire, c’est du classique. Un dernier mot, je n’ai pas du tout réalisé de court-métrage comme c’est l’usage, sauf à l’école…

Les démêlés que tu as eu avec les autorités tunisiennes ont un rapport avec le cinéma ?

  • C’est de l’histoire ancienne. À l’époque, j’ai fait partie du «groupe d’études et d’actions socialistes tunisiens» qui avait un journal intitulé «Perspectives tunisiennes». On était ce qu’on appelait alors des «marxistes léninistes», de tendance marxiste. J’ai été un peu un enfant de Mai 68.

Comment as-tu monté la production de «L’Homme de cendres» ?

  • Ce qui a été déterminant dans la production de «L’Homme de cendres», c’est la subvention du ministère. Cent millions représentent une part très importante dans la trésorerie d’un film qui a coûté trois cents millions. Il faut ajouter à la subvention du ministère, la participation de la SATPEC et les privés. La production de mon film est une expérience pilote dans le cinéma national. C’est la première expérience de production où le privé a mis de l’argent, avec aucun apport de l’étranger comme cela se fait habituellement en Tunisie. Le film a été monté entièrement en Tunisie et il ne comporte donc aucune participation étrangère. Par ailleurs, ce film de nationalité entièrement tunisienne et qui va être distribué bientôt en France est, on peut dire, une brèche dans la dépendance des cinémas du tiers-monde. Dans tous les cas, il reste, de mon point de vue, un exemple à suivre au sens où il est un encouragement au producteur à continuer l’expérience pour un second film.

On a tendance à reprocher aux cinéastes maghrébins d’appréhender le cinéma dans une perspective occidentale, et donc de chercher à plaire d’abord aux publics occidentaux. Qu’en penses-tu ?

  • Ma réponse à ce que tu affirmes ne peut pas être une réponse totale, étant donné que le film n’a pas été encore présenté aux publics arabes. Je ne te cache pas qu’au moment où je réalisais ce film, je n’ai à aucun moment pensé aux publics quels qu’ils soient. Ce qui ne veut pas dire que je ne tienne pas compte des publics. En réalisant «L’Homme de cendres», il n’y avait pour moi qu’un seul impératif qui fonctionnait dans ma tête, à savoir l’équilibre dramatique des situations mises en scène. J’avais un rapport émotionnel avec la réalisation que je pense par ailleurs partager avec le public. C’est cela qui me semble être plus intelligent en attendant les influences possibles dans la suite de ma carrière. De l’œuvre qui ne m’appartient plus aujourd’hui et qui va faire .son bout de chemin, naîtra certainement un autre type d’émotions qui vont façonner mon regard. Je ne suis pas auteur à mépriser le public, de quelque planète qu’il soit. Au contraire, les choses doivent être claires pour le public, même si je ne cherche pas la simplicité. C’est cela mon problème. «L’Homme de cendres» est un film qui a été voulu de l’intérieur et qui parle de choses dites de l’intérieur. Ce que je montre dans ce film, ou ce que je dis de mon pays, un touriste ne le verra jamais durant son séjour au pays. Il faut aller à l’intérieur de l’âme tunisienne pour pouvoir parler des états d’âme à des publics de diverses cultures. Je suis très heureux de l’accueil remarquable fait au public par les journalistes arabes présents à Cannes.

Actualité de l’immigration du 25 juin 1986


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