L’OGRESSE, DE NACER KHÉMIR : UN SENS AIGÜ DE LA TRADITION

«L'ogresse» : Une partie de notre inconscient collectif

Par S. Ben ZINEBLe Temps du jeudi 6 mai 1982

Grâce au concours de l’Ambassade de Suisse en Tunisie, le Centre culturel français nous a présenté un film tunisien, «L’Ogresse» de Nacer Khémir, en co-production avec Pierre Barde.

Ce film, réalisé à partir du livre de l’auteur, raconte différentes versions du mythe de l’ogresse qui existe en Tunisie et les situe dans leur contexte socio-culturel.

«L’Ogresse», ou «Al Ghoula», est un personnage fictif autour duquel ont été tissés des contes que nos mères et grand-mères nous racontaient quand nous étions petits.

Chacun de nous se rappelle de ces moments tant attendus, au cours desquels nous entourions nos mères pour écouter les diverses versions du mythe de l’ogresse, incarnant tantôt le rôle d’une femme méchante et cruelle, tantôt celui d’une femme généreuse et intelligente.

Ne parlons pas de nos réactions aux moindres détails qui se façonnaient suivant les faits et les circonstances de la narration.

Nacer Khémir est de ceux qui ont vécu ces «voyages» à travers les mystères, grâce à sa mère Om El Khir et à ses sœurs Sabiha et Mounira, qui ont laissé leurs empreintes dans la réalisation du film.

Contrairement à ce que nous avons l’habitude de voir, c’est-à-dire une suite chronologique des faits avec quelques fois des flash backs, «L’Ogresse» est une démarche qui allie à la fois la réalité et l’animation : des scènes de la vie quotidienne, entrecoupées par des contes fantastiques qui traduisent un héritage culturel, voire tout un patrimoine.

Mais Khémir fait exprès pour nous secouer de temps à autre en nous présentant la réalité dans laquelle nous baignons : la télévision d’un côté qui est là pour nous bombarder avec ses images multicolores et devant laquelle se réunissent désormais grands et petits, et puis tout ce que nous recevons de l’étranger, les journaux de mode entre autres qui nous offrent des jambes nues et des poitrines largement dévoilées. Tous ces phénomènes sont là pour nous couper de nos racines et provoquer un clivage entre ce que nous sommes et ce que nous devons être.

L’auteur de «L’Ogresse» a bien fait d’avoir associé quelques images démontrant l’antagonisme de deux mondes, de deux civilisations et de deux cultures (l’enfant devant la télévision, puis l’enfant à l’école devant le conteur).

Par ailleurs, on sent une certaine nostalgie de l’auteur envers tout ce qui a tendance à disparaître : les cérémonies, les jeux d’enfants, les vieilles habitudes, tout ce que remplace aujourd’hui la machine et les boutons. De même, en assimilant le concret au fictif, Khémir a choisi comme décors pour ses contes, des paysages tunisiens : les palmeraies du sud, la mer de Korba et autres magnifiques coins de Tunisie qui nous rappellent les Mille et Une nuits.

Un autre élément très important. Il s’agit de la fonction de l’art telle que la conçoit l’auteur à travers ses images et qui dénote d’une certaine vision du monde. Il donne aux enfants de quoi peindre et leur dit : «Allez-y, les seaux de peinture sont votre outil de travail et le mur votre toile». La voix-off qui accompagne la scène le précise bien : «Peindre, n’est pas l’affaire de quelques privilégiés», c’est à la portée de tous. Peu importe qu’il s’agisse d’une toile, d’un mur ou d’un parterre, l’important c’est que le dessin se propage au delà des limites et des frontières : car c’est ainsi que se présente l’approche artistique arabo-musulmane qui ignore le chevalet, la troisième dimension et le point de fuite.

Bravo pour le réalisateur qui a su comment nous concilier avec notre être culturel en nous présentant quelques bribes décousues mais assez révélatrices de ce que nous sommes en train de détruire inconsciemment peut-être et que «L’Ogresse» vient nous le rappeler.

Un mot pour finir : nous nous demandons pourquoi est-ce que ce film tunisien, d’un auteur tunisien, évoquant des situations tunisiennes doive passer par des circuits étrangers et ne soit pas projeté pour le large public ?

S. Ben Zineb

Source : Le Temps du jeudi 6 mai 1982


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