LOTFI ABDELI, ACTEUR TUNISIEN : AUCUN POLITIQUE NE PEUT IMPOSER SA VOLONTÉ AUX TUNISIENS

Par Fayçal METAOUI – elwatan.com – le 30.12.16

Le Tunisien Lotfi Abdelli, 46 ans, est un artiste complet. Il est danseur, comédien de théâtre, de télévision et de cinéma. Lotfi Abdelli a été honoré lors des premières Rencontres cinématographiques de Hassi Messaoud (du 18 au 22 décembre 2016). 

– Les premières Rencontres cinématographiques de Hassi Messouad ont été consacrées au cinéma arabe et aux Oscars. Pour vous, les Oscars ne sont pas si importants que cela… Pourquoi ?

  • Arriver aux Oscars est un honneur. Mais ce n’est pas l’essentiel. On ne fait pas du cinéma avec l’objectif d’atteindre la final liste des Oscars. On réalise des films pour qu’ils soient d’abord vus par le public. Des films algériens ou tunisiens sont produits pour être proposés aux spectateurs arabes. On ne doit pas faire du cinéma pour les festivals.
    Les films doivent traiter de nos problèmes, pour que nos citoyens voient à l’écran ce qui les concerne. Le cinéma permet d’élargir la culture. Qu’un film réussisse, gagne des prix, honore le pays est tout aussi important. Le film Z, le premier à avoir un Oscar dans les pays arabes, était d’abord destiné à être vu. Le film a réussi parce qu’il a été réalisé d’une manière spontanée, par amour du cinéma et du public.
    C’est un film qui évoquait d’abord l’humain. Les concepteurs du film ont démarré de leur société, ils n’ont pas réfléchi à l’international ou aux Oscars. Quand on est un humain sensible aux problèmes des autres, on est dans l’international, mais si l’on pense uniquement à la notoriété mondiale, on devient tout petit.

– Le cinéma tunisien produit actuellement une dizaine de films par an. Comment évolue ce cinéma des années après la Révolution du 14 janvier ?

  • Le grand changement est la consécration de la liberté d’expression à la télévision, au cinéma et dans toute la création artistique. Nous abordons tous les sujets, il n’y a pas de tabous. Une nouvelle génération se distingue aujourd’hui avec des films de qualité consacrés à l’étranger par des distinctions et applaudis par le public. C’est une génération qui a pris le relais de Nouri Bouzid, Férid Boughedir et autres cinéastes. Le cinéma est également une continuité entre générations.

– Vous avez interprété le rôle principal dans «Making Off»de Nouri Bouzid et dans d’autres films du même cinéaste. Comment était l’expérience avec Nouri Bouzid, qui reste le plus célèbre réalisateur tunisien ?

  • Tout le monde est fier d’avoir un réalisateur comme Nouri Bouzid à ses côtés. Pour moi, il a la même valeur que Youssef Chahine. Nouri Bouzid a décroché plus de 150 prix au niveau international ! Pour mon rôle dans Making Off (un danseur qui se radicalise), j’ai eu une dizaine de distinctions dans plusieurs festivals.
    Il n’est pas compliqué de travailler avec Nouri Bouzid. Il maîtrise parfaitement les techniques du cinéma, connaît bien le scénario, sait comment diriger des acteurs. Ces artistes de grande valeur ont une certaine facilité de contact avec l’autre, savent communiquer leurs idées. J’avoue que je suis passé par une grande école nommée Nouri Bouzid.

– «Making Off» est parmi les premiers films à aborder le sujet du terrorisme dans le cinéma arabe. Quelles sont les thématiques dominantes actuellement dans le cinéma tunisien ?

  • La nouvelle génération a essayé d’éviter les thématiques liées à la Révolution et à la politique pour s’intéresser aux préoccupations des citoyens, à l’amour, aux relations humaines…Les films de Farès Naânaâ, de Leila Bouzid et de Mohamed Atia en sont des exemples. Ils ont raconté des histoires d’individus.
    L’Algérien, le Français ou le Tunisien peut se retrouver dans les personnages des films parce qu’il s’agit d’histoires humaines sur les rapports aux autres, au sexe ou au corps. Ces jeunes cinéastes ont dépassé les frustrations politiques et religieuses. Farès Naânaâ est un réalisateur de bon niveau. C’est un fils du cinéma, un vrai cinéphile.
    Il a travaillé pendant des années en tant qu’assistant (avec Raja Amari et Abdelkrim Bahloul, ndlr). Il a réalisé deux courts-métrages qui ont réussi : Qui a tué le prince charmant ? et Casting pour un mariage. J’ai trouvé le scénario de Les Portes du Paradis crédible, sensible, dégageant beaucoup d’émotion. Aussi, ai-je accepté d’interpréter un rôle. Aujourd’hui, tout le monde peut maîtriser les techniques du cinéma.
    Il suffit parfois de solliciter un bon directeur photo, de bons cadreurs et des ingénieurs du son. Farès Naânaâ a su le faire, il a eu des récompenses dans des festivals comme à Dubaï. L’histoire du film m’a touché, celle d’un jeune couple qui perd une fille et qui tente de surmonter le drame. Le film tente d’explorer la psychologie de l’après-drame, de la destruction interne de la vie d’un couple.

– Vous avez accepté de jouer dans plusieurs courts-métrages, dont «Ghasra» (Coincé) de Jamil N’Ajjar. Habituellement, les stars du grand écran évitent des rôles dans les courts-métrages. Pourquoi avez-vous dit oui au jeune cinéaste ?

  • Je suis un comédien aventurier. Et avant d’être comédien, je suis un artiste. Vous pouvez me trouver dans un film tunisien, maltais, italien ou américain. Je n’ai pas de problème avec un grand ou un petit rôle. Je ne suis pas du tout gêné lorsqu’on me propose d’interpréter un petit rôle dans un film. Je prends les rôles où je peux apporter un plus. Je suis comme un joueur de football. Qu’il joue une heure ou dix minutes, l’essentiel est qu’il marque un but.
    C’est mon slogan. Je veux jouer cinq minutes dans un long-métrage, mais pour faire la différence. Dès le début, j’ai rassuré Jamil N’Ajjar lorsqu’il est venu me proposer le rôle. Je lui ai même dit que j’étais prêt à jouer gratuitement, car je sais que les courts-métrages sont réalisés avec des moyens limités. Je suis fier de Ghasra. Le film a eu un immense succès. Je pense donc avoir fait un bon choix. J’ai du respect pour Jamil N’Ajjar, qui représente l’avenir du cinéma tunisien.

– Dans «Ghasra», Jamil N’Ajjar a abordé en 26 minutes beaucoup de choses, l’exploitation de la religion, les faux politiciens, les dérives du football, la répression, le sexe… Pas de limites !

  • C’est cela la véritable Révolution. La Révolution ne se limite pas à chasser un dictateur. La Révolution doit être dans les esprits, dans le cinéma, dans l’écriture des textes, dans l’actorat, dans la rue, dans la manière de s’habiller… Finalement, c’est nous qui imposons des limites à nous-mêmes. Aujourd’hui, en Tunisie, il n’y a plus de contraintes politiques, de répression.
    Nous luttons contre toutes les formes de répression. Nous n’avons plus peur ! Pas de peur après aujourd’hui, pour reprendre le titre d’un documentaire présenté au Festival de Cannes. Aucun politique ne peut imposer sa volonté aux Tunisiens et personne ne peut nous ordonner ce que nous pouvons dire et ce que nous ne pouvons pas dire.

– Vous avez interprété le rôle de Simon, un pêcheur maltais, dans le film de Rebecca Cremona, «Simshar», qui est l’un des premiers longs-métrages produits à Malte. C’est un film sur la survie en pleine mer et sur le drame des migrants qui traversent la Méditerranée. Parlez-nous de cette expérience ?

  • J’ai appris le maltais pour interpréter le rôle. J’ai été coaché pendant une année. Le tournage a eu lieu en pleine mer. Ce n’était pas facile. Le film est inspiré d’une histoire vraie. Celle d’un pêcheur qui a passé huit jours accroché à une bouée après avoir perdu les membres de sa famille dans le naufrage de leur l’embarcation. Parallèlement, le film évoque ces pêcheurs du Nord qui viennent «voler» le poisson sur nos côtes. Il y aussi la migration des Maghrébins vers l’Europe.
    C’est une réalité amère. Nos jeunes meurent en Méditerranée, ils sont exclus dans leurs rêves. Nos jeunes rêvent toujours d’Europe, ne voient aucun avenir dans leur pays. Pour eux, l’avenir est en Europe. Le prix est cher. 90% des migrants n’arrivent pas en Europe et perdent la vie en cours de route.

– Qu’en est-il des conditions de production de films en Tunisie ?

  • Avoir des fonds pour le cinéma est toujours compliqué en Tunisie ou ailleurs dans les pays arabes ou en Europe. J’ai joué dans le film «Le Cochon de Ghaza» (du Franco-Uruguayen Sylvain Estibal) qui a décroché des Césars en France. Malgré cette distinction, le réalisateur n’a pas pu obtenir des financements pour entamer un autre projet.
    Il y a une crise économique qui pénalise le cinéma. La balle est dans le camp des gouvernements, ils doivent avoir une politique pour le cinéma. L’Algérie peut rayonner à l’étranger à travers le septième Art. L’Algérie peut se «montrer» avec son cinéma. C’est un beau pays. Personne ne peut parler de l’Algérie, de sa beauté, de son intelligence, de ses artistes, à part elle-même.

– On évoque ces derniers temps la coproduction comme une solution aux difficultés de financement. Qu’en pensez-vous ?

  • Ce sont 10% de la solution. La coproduction est une bonne chose, cela renforce les relations entre les pays. La Tunisie et l’Algérie peuvent financer un film, par exemple. La solution est que chaque pays arabe développe son cinéma. L’Algérie peut, à elle seule, faire la différence, provoquer le changement dans le cinéma arabe. L’Algérie compte plus de 40 millions d’habitants, elle a de l’argent, de grands artistes, des techniques ; bref, tout ce dont elle a besoin. Il suffit d’avoir de la volonté politique.

– Vous avez commencé avec la danse, vous faites du théâtre, vous êtes comédien de télévision et de cinéma… où vous retrouvez-vous le plus ?

  • Je me retrouve dans tous ces arts. Je joue dans les séries dramatiques et en même temps dans les spectacles comiques. Il est arrivé que des spectateurs pleurent en regardant un de mes films l’après-midi et éclatent de rire en assistant à un de mes spectacles. C’est ce que j’aime. Le rêve d’un comédien est que le public pleure et rit sur ce qu’il fait à l’écran ou sur scène. Pour moi, la comédie est une forme artistique difficile. Faire rire les gens est compliqué.

– Des islamistes ont tenté d’empêcher votre spectacle «100% halal en 2012. Qu’en était-il ?

  • Ils ont voulu me tuer. Certains sont venus avec des épées pour me frapper. Des fatwas ont été lancées contre moi. Et même le gouvernement était contre moi, il n’a pris aucune mesure pour me protéger. Ils ont voulu me faire taire. Je critique tout le monde, y compris la société. Intelligent, le peuple a accepté mes critiques. Idiot, le gouvernement les a refusées.
    Des plaintes ont été déposées contre moi, avec l’idée d’arrêter la présentation du spectacle. Mais j’ai résisté et continué à présenter 100% halal. J’ai pris le risque, recruté des garde du corps et affronté les pressions et les menaces. J’ai mené un combat sur les plans artistique et médiatique. C’est le véritable combat. Et je suis encore là !

– Le drama télévisé turc traduit en arabe domine les écrans arabes. Pourquoi le drama tunisien n’arrive-t-il pas à s’imposer ?

  • Le drama produit en Turquie n’a pas eu de succès en turc. Il a émergé grâce au doublage en langue arabe. Donc, le drama turc était devenu diffusable partout dans les pays arabes. Le drama fait en dialecte algérien, tunisien ou marocain ne peut pas avoir de l’audience au Moyen-Orient, contrairement au Maghreb. Les séries ou les feuilletons ne peuvent être accessibles dans les pays arabes qu’en arabe classique. Je pense qu’il y a encore beaucoup de place pour les feuilletons historiques, plein de choses à raconter…

Fayçal Métaoui

Source : http://www.elwatan.com//


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