LE FESTIVAL INTERNATIONAL DE KÉLIBIA : ENCOURAGER LE CINÉMA

Tout commence après les médailles

La recherche d’un cinéma libéré

Par Moncef Ben M’rad – Le Temps, 26 août 1975.

Dimanche dernier, les lumières se sont éteintes sur le Festival international du Cinéma amateur de Kélibia.
Le Festival achevé, tout le reste commence… Il ne s’agit pas d’être satisfait et de se dire que la Tunisie a obtenu quelques médailles, mais de persévérer dans la création d’œuvres qui, tout en étant parfaites techniquement, doivent déboucher sur le réel. Un réel qui servira à mettre en images une vision humaniste du monde et des hommes.
L’histoire du cinéma amateur tunisien remonte à quelques années. En 1967, soit 5 ans après la fondation de l’association des jeunes cinéastes tunisiens, un groupe de cinéphiles s’attaqua à la réalisation de films en connexion directe avec les problèmes des jeunes et de leur société.
Le cinéma amateur n’était plus perçu comme une distraction ou un jeu, mais comme un engagement dans le monde, pour les hommes.
Le groupe de cinéastes amateurs conscients, qui comprenait les Ben Mosly, Baccar, Bouden, Chébil, Béhi, Bouassida et beaucoup d’autres, cherchaient à faire de l’image un outil pour l’éveil, un outil générateur de réflexion et d’engagement.
Beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs continué à pratiquer le cinéma, mais comme des professionnels.
Nous pourrions nous poser la question suivante : le cinéma amateur, pour quoi faire dans un pays ex-colonisé ?
La réponse à cette question est difficile à donner car elle ne peut être que subjective et personnelle.
Pour certains, le cinéma amateur devrait être un jeu innocent qui nous parlerait en toute innocence des papillons, des rivières et des beaux couchers de soleil.
Cette conception, aussi respectable soit-elle, ne peut pas et ne doit pas être généralisée. Dans les pays ex-colonisés, la neutralité et l’innocence ne doivent pas être de mise.
Les artistes, les intellectuels, les politiciens, les jeunes et les travailleurs doivent œuvrer sans relâche pour la construction d’un pays, libérés de toutes les contraintes. Il s’agit simultanément de témoigner et d’agir par le film pour participer à la construction d’un avenir qui ne dépende pas du bon vouloir des sociétés industrialisées
Chaque geste, chaque pensée, chaque image doit être au service de la vérité. Nous ne donnons pas à ce mot une dimension métaphysique, mais pratique. Par vérité, nous voulons dire la récréation des problèmes réels des hommes, le cinéma amateur a donc une fonction très précise dans les pays ex-colonisés.
Il s’agit avant tout de faire parler l’image en toute liberté, pour prendre le parti des hommes qui ne parviennent pas toujours à vivre dans un monde qui soit juste.
À ce niveau, une question pourrait se poser : les jeunes cinéastes peuvent-ils s’intéresser à des thèmes engagés ? La réponse ne peut pas être collective, mais personnelle.
Si l’engagement dans le cinéma est un acte positif, il faudrait aussi permettre à d’autres jeunes de s’intéresser à des faits qui ne sont pas nécessairement politisés ou sociaux.
Le cadre de travail du cinéaste amateur doit être un cadre ouvert qui permet l’expression de toutes les tendances. Même si elles sont contradictoires.
Il faut refuser toutes les formes du jdanovisme, car à partir du moment où on censure une tendance, on «chosifie» la création artistique. Il faudrait donc non pas verser dans l’anarchie, mais permettre la création d’œuvres cinématographiques responsables et libres.
Certaines personnes ont tendance à se méfier du cinéma amateur, elles l’accusent de véhiculer des idées dangereuses. Cette prise de position n’est pas rationnellement défendable.
Tout d’abord le film amateur est projeté devant un public fort restreint et souvent convaincu, ensuite il n’existe pas d’idées dangereuses mais des idées différentes.
Il faut aussi prendre en considération le fait que le cinéma amateur est une des écoles dans laquelle peuvent se former les cinéastes professionnels.
Beaucoup d’anciens cinéastes amateurs se sont essayés au professionnalisme, Omar Khlifi, Khéchine, Baccar, Bouassida et Béhi ont été d’abord des amateurs.
Espérons que le cinéma amateur puisse trouver sa voie : celle d’un engagement authentique en faveur de l’homme, en toute liberté.

Les lauréats en train de discuter.

Composition du Jury

Président : M. Abdelkader Klibi
Membres : MM. Moncef Ben Ameur, Ahmed Harzallah, Néjib Ayed, Saïd Ben Sedrine, Radhi Trimeche, Schultz, Hamouda Ben Rajeb.

Le sourire du vainqueur.

 Moncef  Faïz : Encourager matériellement les amateurs

  • Moncef Faïz, membre du club de Kairouan, a obtenu un Faucon d’Argent pour son film «Esclaves des scourtins». Il paraît timide, mais cette attitude se dissout dans les images qu’il nous propose.
    «Comme vous le savez, le club des cinéastes de Kairouan a toujours «produit» de bons cinéastes amateurs. J’ai voulu moi aussi faire comme mes aînés et tourner des films».
    «Je me suis inscrit cette saison au club de Kairouan et j’ai réalisé mon film qui traite des problèmes des ouvriers, des presses traditionnelles d’huile. Leur travail est très fatiguant et très ingrat».
    «Prochainement, je l’espère, je compte réaliser un film social dans la région d’Hergla».
    «Le Festival de Kélibia a été mal organisé. Par exemple certains films sont programmés, puis supprimés. On aurait dû s’organiser plus sérieusement à l’avance…».
    «Il faut mentionner que les appareils de projection ne sont pas parfaits et que l’acoustique est très mauvaise».
Moncef Faïz : Faucon d’Argent.

Braham Chedly : «Il faut encourager les documentaires sociaux»

  • Braham Chedly, cinéaste amateur du club d’Hammam-Lif a obtenu le Faucon d’Argent pour son documentaire intitulé «Le Pain» – Il a commencé à s’initier à la technique cinématographique depuis deux ans. C’est un passionné de la photographie qui poursuit ses études dans la section «sciences techniques». Cédons-lui la parole :
    «Nous avons préparé, dans le cadre du club d’Hammam-Lif, soigneusement notre film. J’ai personnellement une enquête sur la fabrication du pain. Je me suis imprégné de l’atmosphère du travail et j’ai ensuite essayé de la visualiser. La préparation s’est faite ensuite en groupe et la réalisation aussi.
    À mon avis, il faut encourager la production de documentaires sociaux».
    «Actuellement je pense réaliser un film sur le vin afin de cerner les aspects économiques et sociaux de l’alcoolisme».
    «Cette année, le niveau des films présentés au Festival n’était pas remarquable».
    «L’initiation technique laisse à désirer et beaucoup de cinéastes amateurs négligent la notion du montage. Enfin la participation étrangère n’a pas été à la hauteur».
Chedli Braham : Faucon d’Argent.

Lajimi Mokhtar : Le film doit refléter la réalité

  • Lajimi Mokhtar fait partie du club des jeunes cinéastes de Sousse. Il a obtenu le Faucon de Bronze pour son film «La Degueza». Il prépare son bac et se présente comme un passionné du septième Art. Laissons-le parler.
    «Depuis mon enfance j’ai toujours aimé le cinéma. Je me suis inscrit en 1972 au club des cinéastes amateurs de Sousse. J’ai débuté par la photographie et j’ai assisté au tournage des films de mes copains, ce qui m’a encouragé à me lancer dans le bain et à tourner des films».
    «Je m’intéresse à tout ce qui m’entoure. J’observe et j’essaye de comprendre. Et c’est à travers cette recherche que j’ai compris l’utilité du film. J’ai constaté, par exemple, que dans ma ville, Sousse, les touristes photographient les mendiants et les Deguaza. Ça m’a choqué car, en Tunisie, il y a beaucoup d’autres choses».
    «Je compte réaliser prochainement un film beaucoup plus engagé socialement».
    L’organisation du Festival de Kélibia n’a pas été à la hauteur. Il faudrait l’améliorer et perfectionner les débats ; c’est à travers eux que le cinéaste amateur prend conscience des problèmes réels du cinéma en Tunisie.

Une décennie de création

  • En 1962, quelques cinéphiles du ciné-club d’Hammam-Lif ont aidé à la création de la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs, appelée à l’époque A.J.C.T.
    Voulant faire un cinéma national qui dénoncerait le cinéma colonialiste qu’on passe dans les salles de la ville, ces cinéphiles ont décidé de créer un noyau de l’A.J.C.T. à Hammam-Lif, faisant ainsi le premier pas vers la vulgarisation du mouvement qui ne comptait alors que le seul club de Tunis.
    C’est en 1965 que le club d’Hammam-Lif est créé. Les quelques adhérents déjà formés à Tunis ont commencé par donner des cours théoriques et faire des week-ends techniques pour une masse des cinéphiles qui formaient le club.
    Après deux ans de formation, le club a commencé à produire des films, dès 1967.
    Parmi les premiers films réalisés on peut citer : Une ombre est passée de Moncef Ben M’Rad. Portée disparue de Ridha Baccar et L’Éveil de Selma Baccar et Najet Maboouj (les deux premières réalisatrices africaines et arabes). Et depuis le club d’Hammam-Lif n’a pas cessé de progresser.
    Sa première participation au Festival International du Film Amateur de Kélibia remonte à 1967, et lors de ce festival, le club a présenté les trois films ci-dessus indiqués, tous les trois ont été primés.
    Depuis lors le club a obtenu régulièrement des médailles aux différents Festivals de Kélibia. En 1970 le film de Ben Mosly Raouf «Réalités» obtenu la médaille d’Or du 29ème concours de l’Union Internationale des Cinéastes Amateurs (UNICA), organisé à Sousse.


Le club du Kef

  • Certains délégués du club des cinéastes amateurs du Kef se sont signalés par une conduite qui laissé à désirer.
    Pendant la soirée de clôture, ils n’ont pas cessé de s’attaquer verbalement et même physiquement aux participants. Il faut dire que ces cinéastes ont participé au Festival de Kélibia sans avoir présenté de films. Drôles de cinéastes. Il faudrait que les clubs choisissent avec plus de soin ceux qui vont le représenter.
    Ah, j’ai oublié de vous dire que ces «jeunes cinéastes» du Kef s’étaient largement imbibés de vin lors de la dernière journée…

Ce que je pense

  • Les Journées du film amateur ont été déclarées ouvertes pour la 8ème fois. La question qui se pose alors : quel est le bilan des sept autres festivals et quel est leur apport pour le cinéma national ?
    Le mouvement tunisien amateur a commencé en 1962 (peut-être même avant), alors qu’il n’y avait même pas une production nationale. Le but de ce mouvement était de faire des films, d’ailleurs ceux qui l’ont fondé au début n’avaient pas de perspectives claires. Ils ne s’intéressaient qu’à l’utilisation des appareils cinématographiques et à faire des films. Des clubs ont poussé un peu partout à l’intérieur du pays et une production de films amateurs est née : c’est ainsi que le Festival du Film amateur de Kélibia a vu le jour en 1964.
    L’empirisme et la spontanéisme étaient les principales caractéristiques de la quasi totalité des films tunisiens qui ont été présentés aux festivals : seuls certains films ont pu émerger, mais en général le niveau des films était modeste ou médiocre.
    Ce phénomène a existé même après la réforme du cinéma amateur, cette réforme avait pour objectif de changer le mode de travail à l’intérieur des clubs et d’instaurer une gestion collégiale.
    Grâce à cette réforme, les cinéastes amateurs, animés d’une volonté de changement, voulaient produire des «films ouverts à la société».
    Certains ont pu s’adapter à la réforme alors que d’autres, sous l’influence d’éléments «arrivistes» (qui collectionnent des postes), n’ont pu échapper à la bureaucratie et continuent à travailler dans le même style qu’avant la Réforme.
    De toutes les manières, une nouvelle génération a envahi le cinéma amateur, principalement après 1970 après que la jeunesse ait montré sa volonté du changement en revendiquant une meilleure représentativité à l’intérieur des organisations nationales et culturelles, en essayant d’imposer des nouvelles formes de travail et d’activités démocratiques.

Un cinéaste amateur

Source : Le Temps, 26 août 1975

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