Par Samira DAMI – La Presse de Tunisie – Publié le 9/12/2021
Dans ses films, qu’ils soient du genre fiction ou documentaire, Habib Mestiri explore et interroge la mémoire collective dans toutes ses déclinaisons, historique, culturelle, politique, sociale et autres. Il en est ainsi dans Semblables, son deuxième long-métrage de fiction après Vagues brisées et dans Tabarkini, son quatrième long-métrage documentaire.
Pour en savoir plus sur ce parti-pris récurrent et sur les intentions, les motivations et les objectifs qui le sous-tendent, nous avons rencontré le réalisateur qui a répondu à ces questions et à bien d’autres, concernant les enjeux de ses deux opus et les conditions de production sous nos cieux. Entretien.
Dès vos premiers opus, qu’ils soient du genre fiction, comme Vagues brisées en 2018 ou documentaire, tels Images saccadées (2010), Chronique de la révolution (2011), Heureux le martyr (2012) dans lequel vous brossez un portrait posthume du militant Chokri Belaïd, vous avez toujours manifesté un grand intérêt pour la mémoire sous toutes ses formes. Quelles sont les motivations et les raisons de cette préoccupation récurrente ?
- Mon intérêt pour la mémoire, qu’elle soit d’ordre historique, politique, culturel ou social, découle de la formation que j’ai eue à la FTCA (Fédération tunisienne du cinéma amateur) et au sein des ciné-clubs, en ce sens qu’une œuvre cinématographique doit absolument véhiculer un message et doit participer au débat public autour de l’identité, la mémoire, les libertés et autres thèmes qui étaient au centre de la réflexion dans les années 1970.
D’autre part, je pense qu’à défaut d’une industrie cinématographique sous nos cieux, le cinéma devrait faire œuvre utile en participant, au moins, à la sauvegarde de la mémoire collective, en témoignant de l’histoire et des grands événements qu’a connus le pays, ainsi que des luttes des Tunisiens pour les libertés, la justice, le développement culturel et social, la démocratie et autres. C’est pourquoi je suis toujours en quête de la mémoire collective.
Dans Semblables (Al Moutachabihoun), vous évoquez l’époque du collectivisme dans les années 60. Pourquoi avoir choisi cette période de l’histoire de la Tunisie ?
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- Le choix des années 60, plus précisément 1967, m’a permis de réaliser un parallèle avec la situation actuelle que vit le pays. 1967 est une date fatidique de l’échec du monde arabe lors de la guerre contre Israël, mais aussi une date marquant l’échec du système politique en Tunisie où l’on aspirait à ancrer la démocratie et à instaurer le projet du collectivisme. L’aspiration des Tunisiens était alors de jouir d’un minimum de démocratie, de liberté et de dignité. Mais l’échec du collectivisme en 1969 a sonné le glas d’un projet de société. Ce qui nous a plongés dans une grande crise politique. Or, cette situation du passé est semblable à celle que nous avons vécue, en 2019, avec des acteurs politiques sans idées politiques et quasi étrangers à la société et à ses préoccupations.
Le résultat des élections de 2019 représente pour moi un retour au point de départ de la défaite arabe, en 1967 et de l’échec du collectivisme. C’est, à mes yeux, une boucle qui s’est refermée en l’absence de tout projet de société.
À la fin des années 60, on a vécu la même situation quand Ahmed Ben Salah, l’initiateur du collectivisme, a été vilipendé, discrédité et emprisonné et que le Parti socialiste destourien s’est accaparé le pouvoir et la vie politique en éliminant les libertés. Ce qui a généré un régime despotique, quoique éclairé.
- Le choix des années 60, plus précisément 1967, m’a permis de réaliser un parallèle avec la situation actuelle que vit le pays. 1967 est une date fatidique de l’échec du monde arabe lors de la guerre contre Israël, mais aussi une date marquant l’échec du système politique en Tunisie où l’on aspirait à ancrer la démocratie et à instaurer le projet du collectivisme. L’aspiration des Tunisiens était alors de jouir d’un minimum de démocratie, de liberté et de dignité. Mais l’échec du collectivisme en 1969 a sonné le glas d’un projet de société. Ce qui nous a plongés dans une grande crise politique. Or, cette situation du passé est semblable à celle que nous avons vécue, en 2019, avec des acteurs politiques sans idées politiques et quasi étrangers à la société et à ses préoccupations.
Semblables a été produit dans l’urgence avec un budget très limité. Ce qui a eu un impact réducteur sur l’ensemble du film, les décors, la figuration, les moyens techniques, la durée du tournage de deux semaines seulement, donc le filmage, pourquoi cette précipitation et l’urgence de faire ce film ?
- L’urgence provient d’un désir ardent de réagir à un vécu et à une réalité politique. Mais, malheureusement, dans le cinéma tunisien, on est acculés à intervenir plusieurs années après les événements, en raison du rythme de production et des moyens limités qui nous imposent un temps d’attente énorme.
Or, je ressentais le besoin de témoigner et d’exprimer mon opinion et mon point de vue à travers le cinéma. D’où le choix de produire Semblables avec mes propres moyens, avec un budget très réduit de 160.000 dinars. Toujours avec l’espoir d’obtenir une aide à la finition qui m’aurait permis de bénéficier d’une autre semaine de tournage, mon budget initial ne m’ayant permis que deux semaines de tournage. Mais la commission d’aide à la production ne m’a pas octroyé l’aide demandée. Je pense que ne pas aider la finition d’un film est aberrant. Ainsi, le système et le mode de fonctionnement de la commission d’aide à la production sont caducs, car ils ne correspondent ni aux idéaux exprimés par la Constitution de 2014, qui garantit la liberté et le droit aux créateurs et aux artistes de pratiquer leur art dans la dignité, ni aux idéaux des professionnels. Or, priver un film de l’aide publique, c’est ôter aux créateurs leur dignité.
Mais il est probable que votre projet n’ait pas convaincu les membres de la commission d’aide à la production…
- Je pense qu’une commission n’a pas à exprimer son opinion ou à dicter ses choix artistiques concernant tout projet. La commission devrait avoir des critères exigeant le minimum d’un réalisateur : la compréhension du film, un langage, et une vision cinématographique. Elle peut certes évaluer un projet, mais de là à l’éliminer ou à refuser l’aide à la finition pour un film, c’est, à mon avis, une forme de censure. Car il se pourrait que, dans dix ans, les critères imposés par les commissions changent et que tout projet refusé pourrait s’avérer des plus importants.
D’autre part, je trouve qu’il existe une mauvaise foi des pouvoirs publics, car on ne peut expliquer comment le budget alloué à la production cinématographique est devenu si insignifiant par rapport au coût de la production dans le monde. Le budget consacré au cinéma par le ministère des Affaires culturelles ne correspond même pas à un dixième du budget d’un petit film européen. D’où l’impression qu’il s’agit d’une volonté d’asphyxier le cinéma tunisien par le fonctionnement erroné de la commission d’aide à la production et par le peu de moyens mis à la disposition des cinéastes. Et cela provient d’un ancien préjugé, quand, dans le passé, l’État considérait que les cinéastes tunisiens étaient hostiles à sa politique parce qu’ils traitaient de sujets socio-politiques tabous, lui manifestant ainsi leur opposition.
C’est pourquoi l’État lésinait à mettre plus de moyens financiers dans le secteur.
Auparavant la volonté politique consistait à faire de la propagande artistique et culturelle. Mais aujourd’hui, gérer les fonds publics et garder le même mode de fonctionnement de la commission d’aide à la production, c’est vouloir perpétuer cette situation.
Aujourd’hui, le montant du budget alloué à la production cinématographique est, en valeur, le même que celui attribué il y a des dizaines d’années, alors que le pays ne comptait qu’une vingtaine de réalisateurs et que la commission ne recevait qu’une vingtaine de projets par session.
Or actuellement le nombre des cinéastes se situe entre 300 et 400 et celui des sociétés de production s’élève à 800 et la commission d’aide reçoit, de ce fait, plus de 200 projets entre courts et longs-métrages, de fiction et documentaire…
Plus grave, les fonds d’aide à la production étrangers, comme le Fonds-Sud ou le Fonds de la Francophonie qui étaient initialement consacrés aux cinéastes du continent africain notamment, englobent, depuis quelques années, des cinéastes d’autres pays d’Asie et d’Amérique du Sud. Du coup, ces aides sont de plus en plus réduites à des miettes.
Pis, il y a une volonté de la part de ces fonds étrangers de dicter ou de privilégier les sujets répondant à des agendas politiques exprimant une hégémonie culturelle.
Semblables est une adaptation libre du roman «Al Moutachabihoun» de Mohamed Nasser Nefzaoui datant des années 70. En faisant une projection sur la Tunisie d’aujourd’hui, est-ce là une manière de donner votre point de vue sur la situation politique actuelle ?
- Le roman de Nefzaoui date précisément de 1972, il a été censuré à l’époque quand j’étais encore dans le cinéma amateur. J’avais des photocopies du livre, j’ai contacté alors l’auteur qui m’a donné carte blanche.
En faisant une projection sur le présent et la Tunisie contemporaine, j’ai voulu évoquer la situation de la gauche tunisienne, aujourd’hui très semblable à celle des années 60. Elle était «out» en 67 et «out» en 2019, par sa propre faute, car elle a beaucoup perdu de son influence. Avant les années 60, la gauche était multiculturelle et cosmopolite, or elle a perdu du terrain en suivant la tendance du nationalisme arabe. Maintenant la gauche est dans la même situation, car une bonne partie du mouvement continue de prôner le discours sectaire du nationalisme arabe, tout en s’éloignant de la culture de la diversité et de l’humanisme.
Dans Semblables, Chafroud, cet anti-héros, est à la fois acteur et observateur de cette gauche. D’où la récurrence de la scène du pont d’où il observe le présent et se remémore le passé…
- Absolument, sur le pont il est dans le présent et se souvient de son passé douloureux, de ses amours impossibles et de ses aspirations avortées. Son rêve de militant de gauche, de voir la révolution prolétaire en marche et la victoire de la classe populaire, s’est brisé. La jonction entre la voix du présentateur de la radio du Caire, en 1967, qui hurlait : «On va jeter les Israéliens à la mer», alors que la défaite arabe était toute proche, et la voix de Kaïs Saïed lors de la campagne des élections présidentielles du 2e tour, a éveillé en Chafroud un sentiment pessimiste.
Sur le pont, Chafroud entend ces échos de voix qui lui parviennent de toutes parts comme dans une cacophonie. Le personnage est comme suspendu à ces voix, sur ce pont, nous suggérant que l’avenir du pays est en suspension et qu’il y a péril en la demeure.
Car les incendies du passé sont de retour, les scènes d’incendie correspondant au discours de Rached Ghanouchi à l’ouverture de l’Assemblée des représentants du peuple en 2019.
Vos personnages, le patron du bar, le policier, le chef de la cellule destourienne sont tous manichéens, pourquoi ce manque de nuances ?
- Ces personnages représentent une description de petites gens qui fricotent avec les pouvoirs politiques. Ce manichéisme est voulu, afin de montrer que le chef de la cellule destourienne, le policier et les représentants politiques ont un pouvoir absolu sur la vie des individus et en même temps, ils ont peur les uns des autres, en raison de la délation qui sévissait alors. On a cru qu’avec l’Indépendance, la délation allait disparaître, mais le PSD a usé du même système qui s’est poursuivi avec les pouvoirs politiques successifs.
Les acteurs, Nassreddine Sehili, Riadh Nehdi et d’autres, ont un physique ravagé, pourquoi ce choix ?
- C’est afin d’exprimer la nature de ce quartier populaire. Les personnages sont des exclus marqués par l’échec, en raison des crises politiques et sociales de la fin des années 60. Ils ont abandonné leurs villages et leurs terres pour s’installer dans les grandes villes où ils se sont retrouvés dans la misère.
Mais c’est une représentation très crue et dénuée de poésie…
- C’est vrai, il y a ce côté très dur, très réaliste, de tous ces visages marqués par le temps et la nature, ces personnages ont perdu leurs dents, il sont déformés par la misère et la crise politique et sociale qu’ils ont vécue.
C’est une recherche de la laideur qui existe réellement et qui se manifeste dans la société et dans le pays. Après la finesse, le savoir-vivre et l’élégance des années 70, on est entré dans l’ère de la gourbification et de la ruralisation des villes avec toute la laideur, l’agressivité et la décadence générées.
Votre récent documentaire Tabarkini propose, également, un travail sur la mémoire des Italiens en Tunisie…
- Dans Tabarkini, j’ai travaillé sur la mémoire d’une société multiconfessionnelle et multiculturelle méditerranéenne, à travers la présence des Italiens à Tabarka du XVIe au XVIIIe siècle (1540 à 1740). Thème traité dans Vagues brisées et Semblables. Tabarkini est un exemple de la richesse culturelle et ethnique tunisienne et de son positionnement identitaire méditerranéen dans le passé.
Quand j’ai découvert cette histoire d’Italiens qui ont vécu deux siècles en Tunisie avant de repartir chez eux, et que j’ai appris que leurs descendants en Italie, précisément à Calasetta, Gênes et Carloforte, et en Espagne à Alicante (Nuova Tabarka) conservent encore vive cette mémoire, à travers un bon nombre de traces historiques et de traditions culturelles de toutes sortes et continuent de se considérer comme Tabarkini, j’ai alors décidé d’évoquer et de filmer cette mémoire étant donné son importance sur plusieurs plans. Cette quête de la mémoire sur deux siècles montre que, depuis toujours, la Tunisie a été une terre d’asile et d’accueil pour tous, de tolérance et de coexistence pacifique entre les religions et les diverses cultures. Ces valeurs doivent guider et éclairer notre chemin, ainsi que l’avenir de notre pays que nous voulons moderne et ouvert sur le monde.
Aux dirigeants politiques de la rive nord de la Méditerranée qui ferment leurs frontières, entravant ainsi la liberté de circulation des personnes, Tabarkini montre que la Tunisie était, depuis toujours, une terre d’accueil pour les réfugiés et les démunis quelle que soit leur appartenance ethnique et religieuse.
La relation fraternelle et conviviale entre la population locale et les Tabarkini est un exemple de fraternité et de coexistence pacifique qu’il faut absolument mettre en relief. Malgré les difficultés financières, j’ai tenu à réaliser ce film dont le budget s’est élevé à 140.000 dinars, alors que la subvention du fonds d’encouragement à la création littéraire et artistique dont j’ai bénéficié n’a pas dépassé les 40.000 dinars.
C’est grâce aussi au Fonds franco-italo-tunisien de développement et à une aide logistique de l’Office du tourisme que j’ai pu terminer le film.
Justement, où en sont les propositions de réformes présentées en 2018 au ministère de tutelle dans le but d’améliorer les conditions de production, notamment ?
- C’est vrai que plusieurs représentants de la profession, entre réalisateurs, producteurs et techniciens, ont présenté, il y a trois ans, des propositions de réformes au ministère des Affaires culturelles, mais elles sont restées lettre morte, et ce pour deux raisons. Premièrement, par manque de volonté politique et deuxièmement à cause des lobbies qui se sont formés dans le secteur et qui, devenus influents politiquement, tirent profit de la situation en prétendant que le cinéma tunisien se porte bien.
En tout cas, j’espère que la nouvelle ministre des Affaires culturelles prendra les choses en main, afin que ces propositions de réformes soient réexaminées et discutées par les parties concernées, pour qu’elles puissent enfin être appliquées dans le but de développer et d’améliorer notre paysage cinématographique.
Maintenant, dites-nous où les spectateurs peuvent-ils voir Semblables et Tabarkini ?
- Semblables est diffusé actuellement sur la plateforme «Artify» et sa diffusion est prévue, prochainement, dans plusieurs maisons de la culture de toutes les régions du pays. Il a été également sélectionné par plusieurs festivals au Maroc, où il a reçu le prix du meilleur scénario au Festival du film maghrébin d’Oujda, ainsi qu’une mention au Festival de Fès. Semblables participera à d’autres festivals en Égypte, France, Italie et autres. Quant à Tabarkini, des projections sont prévues dans plusieurs régions des rives sud et nord de la Méditerranée, là où vivent les descendants des Tabarkini.
Source : https://lapresse.tn/
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