LE SUPER 8, C’EST SUPER

Frustration sexuelle et «Seuils interdits» de Ridha Behi (1972, déjà !)

Par Raphaël BASSAN – Libération (France) du jeudi 8 août 1985

Kélibia, si tous les cinéastes «non professionnels» du monde, ceux du 16 mm et ceux du Super 8, se donnaient la main, ils se retrouveraient à Kélibia (Tunisie) où, depuis vingt ans, se tient leur festival.

Le soleil est déjà bas lorsque le minibus, bondé d’invités, pénètre dans la petite ville côtière de Kélibia. Le parcours depuis Tunis a duré près de deux heures pour une distance d’une centaine de kilomètres.
À l’approche de la Maison de la Culture, centre des festivités, les rues sont noires de monde. Des groupes discutent avec passion, des enfants en tenue folklorique défilent, la musique. Tous les soirs, le théâtre en plein air de mille places est presque comble.
La ville entière vit au rythme du FIFNOP (Festival international du Film non professionnel). Nul n’ignore, du chauffeur de taxi au lycéen, qu’il se passe quelque chose d’important ici.
Que projette-t-on ? Des films «non professionnels» en Super 8 et en 16 mm. Le terme «non professionnel» est déjà ambigu. En effet, on n’y voit ni films de vacances ni films de famille. Toutes les bandes présentées offrent un point de vue social ou esthétique sur leur objet. Si certaines d’entre elles sont mal éclairées et mal montées, d’autres, comme «Urlamsclip Africa» (plutôt expérimentale), de l’Allemand Christophe Doering (Prix spécial du Jury), ou «Témoins en chaîne» (plutôt politique), de l’Argentin Fernando Spiner (Faucon d’Or), font preuve d’une grande virtuosité technique.
Ici aussi, la guerre des définitions fait rage. En fait, il s’agit de cinéma non officiel et non commercial. En «marge» comme on dirait chez nous.
Le FIFNOP a tenu, entre le 20 et le 28 juillet, sa douzième session. Il s’agit, et ce n’est pas une mince affaire, de la seule manifestation cinématographique internationale en Tunisie, qui se tient une année sur deux, en alternance avec le Festival de Carthage (arabo-africain celui-là). Pour toutes ces raisons, le terme de «non professionnel» ne lui sied guère. On pourrait le qualifier d’«indépendant» ou de «différent», mais ces termes contiennent des germes de dissidence que les autorités ne sont pas prêtes à avaliser.
Cela n’empêche pas la radicalisation de plus en plus sensible des cinéastes tunisiens participant à ces rencontres.
Le premier long-métrage de fiction local, «L’Aube», d’Omar Khlifi, a été tourné en 1966, Au lendemain de l’indépendance, la Tunisie ne disposait ni de matériel, ni de cadres, ni d’infrastructures étatiques ou privées pour ébaucher une cinématographie nationale. Mais on trouvait, à Tunis et dans sa banlieue, des clubs de cinéastes amateurs qui faisaient des «films libres» sur ce qui les touchait : la vie quotidienne, la situation des femmes, les effets du tourisme, la frustration sexuelle… Même si certains sujets ne plaisaient pas aux autorités, ces dernières favorisèrent l’implantation et le développement de ce mouvement qui palliait leurs propres carences. En 1962, la FTCA (Fédération tunisienne des cinéastes amateurs) voit le jour. Elle unifie l’ensemble des groupes disséminés dans le pays. Deux ans plus tard, la FTCA fonde le Festival de Kélibia, national la première année, international dès 1965, biennal à partir de 1967. La fédération regroupe aujourd’hui deux cents adhérents répartis sur vingt-cinq clubs. Elle a à son actif trois cents courts, moyens et parfois longs-métrages, contre seulement une trentaine d’œuvres de fiction «traditionnelles», produites selon les normes du système commercial. La plupart des cinéastes tunisiens, comme Ridha Béhi, Taïeb Louhichi ou Férid Boughedir, ont été formés sur le tas, dans le cadre de la FTCA.
Tournant d’abord en 16 mm, car le Super 8 n’existait pas (date de naissance : 1965), puis, au cours des années 70, dans ce format et en vidéo, le cinéaste non professionnel tunisien se veut fortement politisé. Cela explique la présence vigilante des autorités qui cautionnent, mais surveillent discrètement la manifestation. Le FIFNOP constitue un véritable contre-pouvoir culturel, dont la puissance est difficilement imaginable ici. Ce qui explique la grande fébrilité de la ville durant une semaine, et qui frappe le spectateur occidental. Les deux cents membres des clubs locaux participent activement aux séances, aux débats sur les films et aux discussions générales.
Le ton est généralement chaud et polémique. Certaines thèses de Marc Ferro (comme celle plaçant l’historien au-dessus des idéologies), invité pour animer le colloque «Cinéma et histoire», ont été violemment contestées par les jeunes cinéastes.
L’aura internationale du Festival n’est pas non plus négligeable. Depuis quelques années, les vitrines du cinéma dit «mineur» (courts-métrages, expérimental, documentaire) traversent une crise en Occident (disparition des festivals de Lille, Hyères, Knokke-Le-Zoute…). En revanche le Super 8, devenu un genre en soi, se développe de manière phénoménale, même si malgré quelques tentatives, la presse spécialisée n’en rend pas compte. La Fédération internationale du cinéma Super 8, née en 1975 à Téhéran, compte actuellement cinquante pays-membres et parraine des festivals aussi important que ceux de Bruxelles, Montréal, Caracas. Festivals dont on aurait tort de négliger l’impact culturel : ce format peu onéreux déjoue les censures économiques (en France, Marcel Hanoun préfère continuer à tourner en Super 8 plutôt que de se taire) ou politiques (voir la formation de collectifs en Bolivie ou au Mozambique). Des pellicules ultra-sensibles et un matériel sophistiqué permettent d’obtenir une définition remarquable dans ce format. Le Vénézuélien Diego Risquez, présent à Kélibia, n’hésite pas à gonfler en 35 mm son long-métrage, «Orinoko, le nouveau monde» (vu à la «Quinzaine de Cannes en 1984) en vue d’une sortie en salles à Paris.
Bien que non spécialisée dans ce format, la FTCA est membre de la FICS 8. Des jeunes cinéastes algériens, libanais, égyptiens, voulant échapper à l’inertie des institutions de leurs pays respectifs, n’hésitent pas à suivre l’exemple tunisien. Cela étant dit, il faut signaler certains parti-pris concernant le choix des films qui peuvent bloquer un développement harmonieux du Festival. On note, de session en session, la présence de plus en plus grande de films directement politiques, avatars de nos anciens films militants, au détriment des œuvres de fiction ou de recherche, en général marginalisées, Ensuite, des tiraillements entre les clubs et la direction du Festival ont conduit celle-ci à adopter de fâcheux compromis. Cette année, sur les 45 films en compétition, 15 étaient d’origine tunisienne, les autres pays n’en ayant qu’un, deux ou au maximum trois. Un fossé commence à se creuser entre les participants étrangers (surtout occidentaux) et les cinéastes du cru. L’inflation de films-discours, de films-tracts ennuie les Européens qui ont déjà beaucoup mangé de ce pain-là. Les œuvres «esthétisantes», en revanche, sont généralement mal perçues par un public local avide de messages…
Le Festival est maintenant à la croisée des chemins. S’il veut conserver son profil international, il doit accepter des critères autres que ceux du pays d’accueil. Certains clubs radicaux veulent en faire une manifestation arabo-africaine. Cela serait dommage, car Carthage tient déjà ce rôle.
Wait and see.

Raphaël BASSAN
Libération (France) du jeudi 8 août 1985


 

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