TAREK BEN CHAABANE, UNIVERSITAIRE ET SCÉNARISTE – ENTRETIEN

Du récit du devoir au récit du vouloir

Entretien conduit par Salem TRABELSI – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 25-03-2019

Critique de cinéma et scénariste, il a aussi été consultant sur plusieurs scénarios de longs et de courts-métrages. Il a fait partie de l’équipe de l’Atelier Sud Écriture. Il a également été délégué général des JCC en 2010 et conseiller artistique en 2017. Universitaire, il enseigne la sociologie des médias et du cinéma à l’ESAC (Université de Carthage). Tarek Ben Chaâbane vient de publier «Lecture de la production cinématographique tunisienne». Entretien.

Au Festival du Film africain de Louxor, vous avez présenté votre livre «Lecture de la production cinématographique tunisienne». Quels sont les grands axes de cette lecture ?

  • Cette lecture s’intéresse essentiellement à la production cinématographique tunisienne du troisième millénaire. Elle s’interroge autant sur le film de fiction que sur le film documentaire en essayant de contextualiser ou, du moins, de proposer des pistes de contextualisation, c’est-à-dire d’aborder les films dans leur relation avec les éventuels changements institutionnels et sociaux.
    Il est évident que la date du 14 janvier 2011 s’impose comme une date charnière avec ce qu’elle suppose comme potentialité d’émancipation. On prête souvent aux révolutions politiques cette capacité de tout bouleverser, de remplacer l’ancien par du nouveau. Mais les révolutions artistiques sont plus longues à se mettre en place. Le processus est complexe. À moins qu’il ne s’agisse d’une injonction dans le cadre d’une programmatique politique et éminemment idéologique comme ce fut le cas avec le réalisme socialiste, au milieu des années trente, pensé, on l’oublie parfois, par le grand Maxime Gorki. L’art fut instrumentalisé après avoir été un large champ d’expérimentation…
    La période couverte par cette réflexion a vécu, à mon avis, deux révolutions. La première est technologique avec l’avènement du numérique qui permet une autonomie réelle, avec du matériel de tournage léger, du montage maison, etc. Il a ouvert la voie à un cinéma auto-produit et donc libéré de certaines pesanteurs. Le véritable tournant s’est fait en 2005 autour de personnalités comme Hichem Ben Ammar ou Karim Souaki…

La deuxième révolution, c’est celle de la liberté d’expression. Et là, c’est quelque chose qui n’a pas de prix…

  • Les deux parties de cette lecture prennent en considération cet événement, dont l’impact a été plus visible dans le cinéma documentaire qui fut longtemps marginalisé à cause de sa proximité avec le réel et de certains genres journalistiques. L’investigation n’a pas les faveurs de tous…
    La première partie, consacrée à la fiction, s’interroge sur l’éventuelle naissance d’une nouvelle vague, et la seconde sur les différentes expressions de la réappropriation du réel par les documentaristes et du récit qu’ils font de la révolution d’une manière directe comme dans «Fellaga 2011» de R. Omrani ou «Rouge parole» de E. Baccar, ou indirecte comme dans «El Gort» de H. Ouni de «Babylon» du trio Ismael, Chebbi et A. Slim…

Pour ce troisième millénaire, selon vous, assiste-t-on à une évolution ou à une rupture dans la création cinématographique tunisienne ?

  • Il faut dire qu’il m’a semblé quelque peu difficile de m’interroger sur les ruptures et continuités et de construire une argumentation, sans opérer une petite remontée, ne serait-ce que d’une manière synthétique, aux premières années de l’indépendance et de la mise en place du mode de production tunisien avec ses infrastructures, ses juridictions, mais aussi ses différents styles narratifs et ses préoccupations thématiques.
    En partant des itinéraires des personnages et de leur relation avec l’environnement, (l’individu au groupe), en étant conscient que cette dualité est strictement employée dans une perspective compréhensive, j’ai isolé deux grandes tendances dans la cinématographie tunisienne de 1966 aux années 2000. Chacune comprenant des nuances et le tout n’excluant pas recoupements et chevauchements.
    La première est celle où le personnage est défini par le devoir. C’est d’abord l’époque de ce que Vincent Pinel appelle le cinéma de «l’épopée nationale» avec «El Fajr» comme œuvre emblématique. Les personnages se confondant pour devenir une figure de l’unité nationale au-delà de la différence de classe, des appartenances régionales, etc.
    On reste avec cette notion de devoir dans des films qui vont contester cette totalité sans s’en départir. Nous sommes au milieu des années soixante-dix et les modèles de développement, les promesses des indépendances sont en train de s’épuiser, et les «soleils des indépendances» ont perdu de leur éclat. Arrive une vague qui va réhabiliter ou revendiquer l’existence d’autres acteurs. Les femmes dans «Fatma 75» de S. Baccar ou «La Trace» de N. Ben Mabrouk, les syndicalistes dans «Sejnane» de A. Ben Ammar, les intellectuels dans «Traversées» de Mahmoud Ben Mahmoud, etc.
    Une rupture s’opère en 1986 avec «L’Homme de cendres» de Nouri Bouzid. C’est l’avènement de ce que j’appelle, en empruntant cette nation à la narratologie, le récit du Vouloir. C’est l’irruption de l’individu qui cherche son salut hors du groupe. Avec deux potentialités qu’on retrouve dans la figure du double chère à Bouzid. La marginalité radicale de Farfat et le spleen de Hechmi. Il faut retenir, ici, que le scénario motive par des traumatismes enfouis, l’itinéraire des personnages. C’est la vague du cinéma de la mémoire, avec notamment le grand film de Moufida Tlatli «Les Silences du palais». Le flash-back est une des figures prégnantes de ces récits…
    Bien sûr, je propose des articulations entre ces logiques de narration et l’évolution du mode de production dans ces différents composants.
    Dans les années deux mille, il y a un déplacement qui s’opère, avec notamment «No man’s love» de N. Chatta, «Tendresse du loup» de J. Saadi et «Satin rouge» de R. Amari. Les personnages entrent dans la spirale de l’excès. Du «décentrement pour le décentrement» selon la belle formule d’un philosophe. Les liens avec l’environnement se délitent. Mais cette rupture reste circonscrite. On en retrouve paradoxalement la trace dans un documentaire : «El Gort» de H. Ouni…
    Il n’y a donc pas ruptures. Il y a continuité institutionnelle. Et aussi continuité des styles…

Certains pensent que le cinéma tunisien, même après les libertés acquises grâce au 14 janvier, n’a pas su s’affranchir d’une certaine forme. Qu’en pensez vous ?

  • C’est vrai en partie. C’est d’ailleurs le reproche que lui font deux chercheurs et amis qui sont Ikbal Zalila et Slim Bencheikh. Le premier parle de la domination de ce qu’il définit comme une tendance naturaliste et sociologiste, et le second de l’emprise du discours, du «plein»…
    Naturalisme et discours étant aux antipodes de la modernité cinématographique. Ce dernier paradigme est lui-même discuté aujourd’hui, mais là c’est une autre histoire…
    Cela n’empêche pas l’existence de très bons films et de quelques fulgurances formelles franchement séduisantes…

Quel regard portez-vous, aujourd’hui, sur les cinémas d’Afrique entre autres dans leur relation avec la question des libertés ?

  • Je préfère, aujourd’hui, prendre des précautions et parler de cinémas africains. L’idée d’un cinéma africain était liée à un idéal commun, le panafricanisme. Elle-même liée au contexte des décolonisations et des espoirs qu’elles ont suscités. On est passé, depuis, par pas mal de désenchantements.
    Je dis cinémas africains, car les choses évoluent réellement à des vitesses totalement différentes. On va de pays quasiment sans production et sans salles à d’autres où Netflix commence à intervenir. C’est le cas de l’Afrique du Sud. Je crois que «Catching feelings» de Kagiso Lediga a été distribué par Netflix. C’est une jolie comédie dramatique. Un peu formatée tout de même…
    Sinon, nous sommes dans une logique de «francs-tireurs» et qui sont généralement tributaires des financements européens, avec les risques et dérives qu’on sait. Il faut avoir une forte personnalité pour s’imposer et il y en a, je pense à Mahamat Saleh Haroun ou Alain Gomis par exemple…
    Il y a aussi la nouvelle vague qui vient de l’Afrique non francophone (Ghana, Mozambique, Rwanda), où les films sont produits suivant d’autres logiques et qui apportent des propositions très intéressantes…

Auteur : Entretien conduit par Salem TRABELSI

Ajouté le : 25-03-2019

Source : http://www.lapresse.tn/


 

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