NADIA EL FANI : «J’AI ENVIE DE GARDER UNE LIBERTÉ DE PAROLE TOTALE»

Propos recueilli par Benoît Tiprez – www.clapnoir.org

Nombreux sont les cinéphiles qui ont vu et apprécié le film de Nadia El Fani, «Bendwin Hacker». À l’occasion du FIFF, elle a échangé avec notre reporter sur des points intéressant les cinémas d’Afrique.

Vous êtes membre du jury documentaire au FIFF cette année, que pensez-vous de la sélection ?

  • Je pense que la sélection est très bonne, très riche et diverse. Un peu de tout, des thèmes très forts, d’autres plus personnels, c’est très intéressant le documentaire.

Ce genre connaît un regain d’intérêt grâce au numérique ; on assiste à l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes ; pensez-vous que ces documentaires trouveront leur place dans les circuits de diffusion ?

  • J’aimerais bien ! Ce qui m’a fait plaisir, c’est que dans la sélection il y a trois documentaires africains qui traitent de sujets en Afrique car c’est un genre qui est peu pratiqué par les cinéastes africains en général. De plus en plus, les gens montent les films de manière professionnelle, c’est-à-dire qu’ils ont un financement avec des diffuseurs en amont, soit TV5 la plupart du temps, soit ARTE.

Est-ce que le documentaire peut encourager une industrie cinématographique en Afrique ?

  • J’aimerais bien ! Je pense qu’on n’est malheureusement pas arrivés à un niveau de démocratie suffisant, particulièrement au Maghreb à mon avis. Je connais moins la problématique de la liberté d’expression dans les pays d’Afrique Noire. Je pense qu’on n’est pas loin. On sent là la limite de l’émergence d’une industrie. On voit bien que les financements viennent d’Europe, de France en particulier. C’est très dommage, mais bon, c’est un débat que l’on a depuis 30 ans et que l’on n’arrive pas à régler.

Pensez-vous que la critique et le débat aujourd’hui autour des cinémas d’Afrique est objectif ?

  • Moi je reste persuadée que l’on continue à voir le côté ethnographique des films africains. C’est ce qui séduit en premier, et on parle peu de cinéma. Heureusement, cette année, ce qui me plaît énormément dans le jury, c’est qu’on parle de cinéma.

Est-ce que les mécanismes d’aide à la diffusion de ce cinéma sont pertinentes ?

  • Je ne sais pas dans quelle mesure les études qui sont faites pour connaître le nombre de spectateurs sont réelles. Est-ce que cela représente un vrai pourcentage par rapport à des populations qui parfois sont énormes ? Donc, quand on nous dit par exemple 20 000 spectateurs, si c’est un pays qui a 35 millions d’habitants, qu’est-ce que cela représente ? Je reste convaincue que le meilleur média de diffusion pour nos films, aujourd’hui, c’est quand même la télévision en Afrique, ou alors faire un vrai circuit de salles, mais ça on sait très bien que financièrement ce n’est pas possible, que de toute façon on ne tiendra pas la rampe par rapport aux films étrangers et à moins d’avoir une volonté politique de nos gouvernements qui investiraient des fortunes.
    Pour moi, je pense qu’il faut libéraliser le DVD. Tant pis pour les droits d’auteurs ! C’est horrible ce que je dis, mais en Afrique, malheureusement, il y a des jours où je me dis que je préfère que le film soit vu par des milliers de gens que de retrouver l’argent qui doit être le mien. Tant pis ! Il faut faire fi de ça en Afrique. Effectivement, il ne faut pas laisser ses droits en Europe car là, il y a de l’argent, il n’y a pas de raison, ils ont de quoi payer. Mais en Afrique, si les gens trouvent le moyen de pirater le film et de le regarder, tant mieux, car les télévisions nationales et le pouvoir ne font pas leur boulot.

Avec ces aides du nord, est-ce que les cinéastes africains ont vraiment la possibilité de rompre franchement avec l’Europe ? Est-ce que finalement, ils ne se complaisent pas dans ce système ?

  • Oui, c’est clair ! C’est normal ! En même temps c’est une question qu’on se pose tous. Je pense qu’après, chacun y répond à sa façon. Moi, j’ai un tel souci d’indépendance qu’il y a des choses sur lesquelles je ne peux pas passer, ce sont mes sujets, la façon de faire les choses, j’ai envie de garder une liberté de parole totale, et quand je parlais des pouvoirs où il n’y a pas de liberté d’expression chez nous, c’est vrai que le système de financement européen est plus pernicieux. On passe par des commissions qui sont en attente d’un certain genre de films et que, oui, on essaie de correspondre à ça, comme dans les télévisions. Il faut rentrer dans les grilles de programmes. C’est une façon d’orienter les films et ce que les gens ont envie de voir. C’est très difficile de rester indépendant.

On voit bien que le cinéma aidé par l’Europe est plutôt un cinéma d’intellectuels pour un public européen averti. Est-ce que vous pensez qu’avec un financement local en Afrique cela pourrait favoriser un cinéma plus populaire et plus rentable pour les exploitants ?

  • Cela dépend de ce qu’on appelle cinéma populaire. Ce qui est important, c’est qu’on parle de cinéma. Le problème ce n’est pas le sujet, ni à qui cela s’adresse, mais comment c’est fait et qui le fait. Cela veut dire former les gens pour qu’ils sachent faire des films correctement. Après, bien sûr, il y a le cinéma populaire, ce sont des choses plus légères effectivement, mais l’essentiel c’est de faire du cinéma. On arrivera à avoir du public pour nos films le jours où tous nos films auront une qualité cinématographique.

Comment expliquez-vous que les réalisateurs ne veulent pas travailler avec des techniciens africains formés sur place ?

  • Déjà, il y a un gros problème au niveau des aides. On sait très bien que la plupart du temps les aides financières européennes obligent à prendre des techniciens qui viennent d’Europe. C’est vrai que les techniciens, ça dépend des pays, ne sont pas tous optimum, mais j’ai toujours dit que le premier des techniciens à connaître son métier c’est le réalisateur. C’est lui la caution d’engager de bons techniciens et de savoir mener son équipe. Les premiers gens à former ce sont les réalisateurs. Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de réalisateurs et peu de techniciens. Comme on dit, il y a beaucoup de chefs et pas beaucoup de soldats ! Mais même quand on est réalisateur il faut être capable d’être chef-opérateur, assistant… avant d’être réalisateur, il faut passer par plein d’étapes à mon avis.

Quelles sont vos projets de films ?

  • J’ai un documentaire en préparation qui s’appelle Ouled Lénine pour lequel je viens d’obtenir une aide de TV5 et une aide sélective du CNC. Je suis très contente car ce n’était vraiment pas évident. Je pars tourner début novembre en Tunisie. C’est un film sur les communistes tunisiens en gros. Et en fait, c’est un film sur l’échec de la gauche en Tunisie face à la montée des islamistes.

Propos recueilli par Benoît Tiprez

www.clapnoir.org


 

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