PROTECTORAT 1881, DE TAREK IBRAHIM : ET SI DEMAIN RESSEMBLAIT À HIER ?

Par Hatem Bourial – Le Temps – Jeudi 12 mai 2016

Entre fiction et documentaire, s’appuyant sur une vaste iconographie et une performance éblouissante de Sondos Belhassen, «Protectorat 1881» de Tarek Ibrahim revisite l’histoire de l’établissement du protectorat français sur la Tunisie en mettant l’accent sur la résistance populaire des Tunisiens et le contexte heurté de l’époque. C’était un 12 mai, il y a 135 ans…

La nouvelle œuvre de Tarek Ibrahim se présente tout d’abord comme un documentaire exigeant, un travail articulé sur une importante documentation historique qui rend compte des premiers pas de la mise sous tutelle de la Régence de Tunis par la France.
Photographies d’époque, cartes, divers documents donnent à ce film de 52 minutes toute sa puissance d’évocation, racontent de façon directe grâce à un scénario de Hichem Jerbi – qui fait la part des choses tout en explorant un versant peu connu de cette histoire – la résistance des tribus tunisiennes qui, quoique sporadique, n’en fut pas moins remarquable.

Un personnage subtil qui interpelle Clio, muse de l’histoire

  • En effet, «Protectorat 1881» analyse avec pertinence les conditions politiques et économiques ayant ouvert la voie au protectorat, tout en montrant la tactique des troupes françaises, entrées en Tunisie par le nord puis convergeant vers la capitale, alors que les politiciens mettaient le bey de Tunis à genoux. Ce cheminement vers le Traité du Bardo, signé il y’a exactement 135 ans, est le propos fondamental de ce film.
    Pour narrer cette  histoire, le réalisateur fait un double choix. D’une part, il a recours à une iconographie, souvent inédite, capable de rendre compte de l’époque. D’autre part, il a recours à un unique personnage de fiction, qui ponctue par ses apparitions l’œuvre et propose des contrepoints au discours des archives.
    Interprété par l’excellente Sondos Belhassen, ce personnage sait faire rebondir le propos du film et relance à chaque fois l’intérêt du spectateur qui pourra voir en lui aussi bien la conscience de la Tunisie, un regard contemporain ou – pourquoi pas ? – la muse de l’histoire.
    Comme Clio se penchant sur l’Énéide de Virgile, Sondos Belhassen compose un personnage diaphane, subtil, installé entre les ressorts implacables de l’histoire se faisant. À chaque apparition, le regard du spectateur, sa réflexion, sont canalisés par ce personnage qui prend l’allure d’un génie des lieux qui, sensible mais imperturbable, soulignerait le sens de l’histoire, mettrait des points de suspension là où l’on serait tenté de se contenter du témoignage indiscutable des documents.
    C’est avec ce personnage que le film de Tarek Ibrahim trouve toute sa dimension esthétique et aussi politique. Car cette oeuvre s’assume, pose la nécessaire relecture de l’histoire afin de rendre à César ce qui lui appartient. En effet, le film est aussi une tentative de restituer le reflet de la résistance populaire tunisienne au fait accompli du Protectorat. On y retrouve les traces mythiques de Larbi Zarrouk, du cheikh Mizouni et des tribus du nord-ouest. On y retrouve aussi les compromissions de l’entourage du bey de Tunis, les hésitations de ce dernier et le forcing des officiels français, le consul Roustan en tête, lorsqu’il s’est agi d’acculer le souverain tunisien à la signature d’un traité inégal.
    Procédant par ellipses, le film de Tarek Ibrahim n’est pas bavard. Loin de là, le propos est resserré et c’est le déroulé des images qui parle. Toutefois, en filigrane des mots et au-delà des interrogations suscitées par le personnage féerique de Sondos Belhassen, c’est la réalité contemporaine qui transparait. Porteuse d’inquiétudes, comme si l’histoire pouvait se répéter aujourd’hui, cette lecture de l’établissement du protectorat en Tunisie nous invite à repenser notre monde contemporain et ses enjeux géopolitiques. Rien n’est dit, tout est suggéré par la grâce de ce personnage qui, tel un fil rouge tissé de questions, revient régulièrement instiller le doute, secouer notre léthargie, suggérer que demain pourrait ressembler à hier.
    Essentielle dans le cheminement du film, la performance de ce personnage fictif interroge donc l’archive, le document, pour nous dire que les voies de l’histoire sont difficiles à cerner et pourraient prendre les mêmes méandres.

Une œuvre subtile et apaisée

  • Le film est une réussite car il parvient à mettre en mouvement un fonds documentaire impressionnant, tout en s’installant dans une réflexion sur les enjeux actuels. Produit par Mohieddine Temimi, «Protectorat 1881» sortira-t-il en salles ?
    La question peut se poser à cause du format du film qui ne dure que 52 minutes. Il faudrait en ce sens un diffuseur motivé et courageux pour donner sa chance à cet opus porté par une grande pédagogie et interpellant la mémoire des générations d’hier et la conscience politique des jeunes d’aujourd’hui. De fait, ce film semble un outil idéal pour les débats de ciné-clubs et un tremplin pour la compréhension d’une page occultée, oubliée, mal comprise de notre histoire.
    Porté par Sondos Belhassen et une masse documentaire en mouvement, «Protectorat 1881» est un miroir de notre histoire, un reflet de nous-mêmes, un inventaire des périls qui peuvent guetter toute souveraineté vacillante. À ce titre, ce film restitue des pans entiers et oubliés de notre mémoire, tout en nous mettant face à nos responsabilités présentes.
    Une œuvre subtile et apaisée qui ne s’égare pas dans des discours revanchards mais s’évertue à interpeller l’intelligence du monde, l’histoire qui se répète, les résistances qui renaissent…

Hatem Bourial

Source : http://www.letemps.com.tn/


 

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