Des fous de la caméra qui font appel à d’autres fous.
Dans de nombreux pays du monde existent des cinéastes amateurs, ainsi appelés parce qu’ils réalisent des films dans des conditions non professionnelles et dans une optique non lucrative. S’il existe (vraisemblablement) de tels cinéastes isolés dans plusieurs pays arabes et africains, le seul d’entre eux à avoir constitué une fédération nationale est la Tunisie. Nous avons rencontré ses actuels responsables qui ont choisi «Afrique-Asie» pour lancer un appel à la création d’autres fédérations nationales sur le continent africain. Ils soulignent en particulier que leur conception du cinéma amateur diffère sensiblement de celle qui prévaut par exemple au sein de l’U.N.I.C.A. (Union Internationale des Cinéastes Amateurs) où leur tendance est fortement minoritaire. Pour la fédération tunisienne (F.T.C.A.), le cinéma amateur doit s’inscrire dans une perspective militante, surtout dans le tiers monde.
Comment et quand la F.T.C.A. a-t-elle été fondée ?
- F.T.C.A. : C’est en 1962 que notre fédération a été créée, sous le sigle depuis abandonné d’A.J.C.T. (Association des Jeunes Cinéastes Tunisiens). Un club a d’abord été fondé à Tunis, puis il a essaimé par la suite à Hammam-Lif, Kairouan, Sousse, et puis un peu partout. Aujourd’hui nous comptons vingt clubs de cinéastes amateurs dans le pays, qui comprennent chacun de 20 à 25 membres.
Chaque année, notre fédération reçoit (non sans difficultés depuis quelque temps) une subvention de 2000 dinars (soit deux millions de centimes français environ) du ministère des Affaires culturelles.
Somme qui ne couvre que 40% de nos besoins. Depuis 1968, la F.T.C.A. a reçu aussi quelque vingt caméras Pathé en 16 mm (nombre insuffisant car plusieurs sont en panne aujourd’hui).
Combien de films ont-ils été réalisés dans le cadre de la F.T.C.A. en Tunisie?
- F.T.C.A. : Alors que deux films seulement avaient été réalisés en 1962, notre production atteint le chiffre de vingt depuis plusieurs années. Au total, nous avons produit 250 courts-métrages (dont nous n’avons conservé, hélas, dans les archives qu’une centaine car les copies s’usent vite).
Quel est l’origine sociale ou professionnelle des adhérents ?
- F.T.C.A. : Sur un total actuel de 400 adhérents, la moitié sont des élèves, 30% des étudiants et 20% des fonctionnaires, instituteurs ou… chômeurs. L’origine sociale est le plus souvent modeste, pauvre ou de classes moyennes.
Supposons que je sois Tunisien, membre d’un club. Que dois-je faire si je veux tourner un film amateur ?
- F.T.C.A. : Tout candidat doit soumettre un projet de scénario à son propre club d’abord, à une commission fédérale ensuite (au sein de laquelle siègent des représentants de chaque club). Le scénario doit répondre à certains critères, par exemple il doit être accompagné d’un reportage photographique sur les lieux escomptés du tournage, illustrant l’idée du film. Il faut enfin obtenir l’autorisation de tournage de la commission ministérielle ad hoc. C’est le ministère qui fournit la pellicule pour une somme annuelle de 500 dinars (en plus de la subvention ordinaire), mais c’est la fédération qui répartit cette pellicule entre les auteurs dont le scénario a été accepté.
Quels sont les thèmes dominants dans cette production ?
- F.T.C.A. : Il convient de distinguer la production telle qu’elle a été de 1962 à 1968 ou, mieux, 1971, et ce qu’elle est depuis. Avant 1971, elle s’apparentait fortement à la conception traditionnelle du cinéma amateur (à l’occidentale, par exemple) : c’est-à-dire qu’on filmait des fêtes de famille, des mariages, voire des visites de responsables dans des villages.
Il y avait bien quelques exceptions, ou encore des essais à dominante philosophique, mais sans plus. En 1971 est intervenue une profonde réforme dans notre orientation. La F.T.C.A. s’est clairement déclarée en faveur, d’une part «d’un cinéma de qualité ouvert sur la réalité», d’autre part «d’un cinéma militant conçu comme l’antithèse d’un cinéma commerçant». Depuis lors, la grande majorité des films s’inspirent de la réalité quotidienne vécue par le peuple tunisien. Les auteurs cherchent moins leur inspiration dans leur seule imagination ou dans des thèmes philosophiques et s’intéressent davantage à la vie réelle des gens. Depuis deux ou trois ans, on assiste aussi au développement de la création collective (mais il existe des créateurs individuels).
En fait, vos activités relèvent donc davantage du cinéma militant tel qu’on le conçoit en Amérique latine, en Occident (par exemple, les rencontres de Montréal ou de Stockholm) ou encore chez les Palestiniens, que du cinéma amateur dans le sens où l’entend l’U.N.I.C.A. ?
- F.T.C.A. : Oui et non. Étant donné le contexte tunisien, on ne peut pas envisager la création de collectifs analogues à ceux que vous mentionnez. Ce que nous cherchons à développer, c’est plus précisément une conception engagée du cinéma amateur qui débouche sur la réalisation de films en prise directe avec notre réalité, et ce, dans une optique non pas ethnographique mais politique.
Vous êtes et vous resterez membre de l’U.N.I.C.A. ?
- F.T.C.A. : Absolument. Même si cet organisme est pour le moment dominé par des fédérations nationales que nous jugeons réactionnaires, il nous paraît important d’y adhérer.
Avec la fédération portugaise, nous y représentons une tendance progressiste et nous aimerions justement (d’où notre appel ici) que de nouvelles fédérations, arabes, africaines et du Tiers-monde viennent nous renforcer. Nous espérons être entendus par certains pays. De même qu’il y a des pays de l’Est, il pourrait y avoir un groupe des pays du Tiers-monde au sein de cette U.N.I.C.A.
Il existe en Tunisie un festival international du film amateur, à Kelibia.
- F.T.C.A. : Oui, il a lieu maintenant tous les deux ans. Créé comme un stage national en 1964, il est devenu international en 1966. Il est financé aussi par le ministère des Affaires culturelles, fréquenté à 80% par des cinéastes amateurs du Tiers-monde, mais il y a aussi des Européens de l’Ouest et de l’Est et des Nord-Américains.
Arrive-t-il que des cinéastes amateurs deviennent ensuite professionnels ?
- F.T.C.A. : Certains cinéastes professionnels tunisiens ont en effet fait leurs classes au sein de la F.T.C.A. Citons Férid Boughedir «Pique-nique», Omar Khlifi (quatre longs-métrages à ce jour), Ahmed Khéchine «Sous la pluie de l’automne», Ridha Béhi «Seuils interdits» et «Soleil des hyènes», Selma Baccar «Fatma 75», ou Abdelhafid Bouassida.
Nous voudrions insister pourtant sur le fait que nous ne considérons aucunement le cinéma amateur comme l’antichambre du cinéma professionnel en Tunisie. Dans notre esprit, il doit s’agir de tout autre chose : nous ne voulons pas être une organisation d’initiation technique mais un regroupement de militants qui ont choisi le cinéma comme moyen d’expression de certaines réalités tunisiennes. Nous voulons être les véritables ferments d’un cinéma national qui vise à la conscientisation des masses.
A notre sens, il ne saurait y avoir de hiérarchisation entre cinéma amateur et cinéma professionnel en Tunisie. En outre, nous pensons qu’une partie au moins du cinéma tunisien professionnel est loin de correspondre au cinéma national anti-impérialiste que nous appelons, quant à nous, de nos vœux. Il y a des gens qui voudraient reproduire les structures du cinéma occidental.
Nous dénonçons l’absence d’une politique cinématographique claire en Tunisie.
En conclusion ?
- F.T.C.A. : Nous invitons tous ceux qui, en Afrique et dans le monde arabe, voudraient développer «un film amateur militant» à entrer en contact avec nous (F.T.C.A., 58, avenue de la Liberté, Tunis, tél. : 282068). Nos stages d’hiver et de printemps sont aussi ouverts à des invités étrangers.
Propos recueillis à Carthage par GUY HENNEBELLE
LA FÉDÉRATION TUNISIENNE DES CINÉ-CLUBS
La Tunisie, outre une fédération du cinéma amateur, possède aussi une fédération des ciné-clubs particulièrement dynamique puisqu’elle comprend environ 70 associations (vraisemblablement la plus nombreuse en Afrique). F.T.C.C., 5, rue de Crimée, Tunisie.
LAURÉATS TUNISIENS DU FESTIVAL DE KÉLIBIA
- 1964 : Abdelhamid Cheikrouhou, Abdelkader Ben Romdhane, Mohsen Zeghal, Boubaker Elleuch.
- 1965 : Abdelkader Ben Romdhane, Férid Boughedir, Mongi Mourali, Mongi Sancho, Mohamed Boulahrem, Anouar Belkadi, Naceur Bellallahom, Mongi Chriti.
- 1966 : Ahmed Khéchine, Ouanès Kraïem.
- 1967 : Ahmed Khéchine, Moncef Ben M’rad, Habib Masrouki, Abdelhafid Bouassida, Dr Mohamed Zaghdène, Najet Mabouje, Selma Baccar, Férid Boughedir.
- 1969 : Hédhili Chaouache, Abdelwahab Bouden, Raouf Ben Mosly.
- 1971 : Abdelwahab Bouden, Fathy Khémicha, Chekib Tijani.
- 1973 : Fathy Khémicha, Hamadi Bouabid, Khaled Agrebi, Mokhtar Klaï, Mehdi Mlika, Hamadi Guellala, Mohamed Khiri Tlili, Ali Djebali.
Source : Afrique Asie N°136 du 30 mai 1977.
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