Par Brigitte Baronnet – www.allocine.fr – 12 févr. 2020
Golshifteh Farahani est à l’affiche ce mercredi d’«Un Divan à Tunis», premier long-métrage de Manèle Labidi. Rencontre avec la cinéaste.
- L’histoire : Selma Derwish, 35 ans, qui, après avoir exercé en France, ouvre son cabinet de psychanalyse dans une banlieue populaire de Tunis. Les débuts sont épiques, entre ceux qui prennent Freud et sa barbe pour un frère musulman et ceux qui confondent séance tarifée avec « prestations tarifées ». Mais au lendemain de la Révolution, la demande s’avère importante dans ce pays schizophrène. Alors que Selma commence à trouver ses marques, elle découvre qu’il lui manque une autorisation de pratique indispensable pour continuer d’exercer…
AlloCiné : Avez-vous écrit « «Un Divan à Tunis» pour Golshifteh Farahani ?
Manele Labidi, scénariste et réalisatrice : Je n’ai pas écrit pour elle directement. Quand j’écris, j’évite de penser à des comédiens, car j’ai toujours peur d’être déçue, surtout quand on pense à une comédienne de ce type. Il ne faut surtout pas se projeter car on ne sait jamais.
Mais dès que j’ai fini, j’ai commencé vraiment à réfléchir et ça s’est imposé très vite, déjà par son histoire personnelle. Elle vient beaucoup nourrir la problématique intérieure du personnage. Il y a ce qu’elle dégage d’un point de vue purement cinématographique. Ce charisme, cette intensité du regard, cette écoute, cette présence, qui est hyper importante pour ce personnage, qui n’est pas du tout dans une logorrhée comme le sont les autres personnages, dans une espèce d’hystérie, d’énergie méditerranéenne typique, qui est en plus exacerbée par le climat révolutionnaire.
Pour moi, il y avait une évidence, et d’ailleurs, je n’ai envoyé le scénario qu’à elle. Elle a répondu très vite et est rentrée dans le projet super vite. J’avais vraiment envie de la voir dans un rôle beaucoup plus âpre, moins glamour, plus masculin, où elle soit beaucoup plus brute en fait. C’est une expérience incroyable de travailler avec elle.
Comment définiriez-vous justement cette femme ? Elle est difficile à définir, à cerner…
- Je ne voulais pas avoir une femme forte qui se caractérise par un discours, un militantisme affiché. Je voulais que sa force émane de ce qu’elle fait, de ses choix, de son action. Elle est forte parce qu’elle ne s’excuse jamais, ne se justifie pas. On lui demande 10 000 fois si elle est mariée dans le film, elle dit non. Ça ne va pas plus loin. Elle décide d’habiter seule, elle décide de monter ce cabinet. Elle fume dans la rue. Fumer une clope dans la rue en Tunisie, c’est hyper politique. Fumer une cigarette ici, c’est banal. De s’habiller comme ça, de laisser ses cheveux au naturel, de ne pas mettre une once de maquillage… Dans les canons de beauté tunisiens, dans la manière on voit la féminité en Tunisie, c’est aussi quelque chose d’assez transgressif.
Il y a une féminité qui est certes très appréciable, qu’on voit chez certains personnages du film, qui mettent l’accent sur le maquillage, les vêtements, quelque chose de très très féminin, de manière beaucoup plus archétypale on va dire. Sa force vient de sa non-adhésion aux injonctions. Elle se fait aussi sans lutte. Il n’y a pas de justification. C’est comme ça. Et de même que je joue volontairement avec l’intrigue amoureuse, en mettant en place les codes de la comédie romantique, tout de suite je les détricote parce que j’avais envie aussi que cette femme, elle ait comme objectif de trouver son chemin intérieur, de venir s’installer ici, l’autorisation.
Mais je n’ai pas envie que son objectif ce soit de trouver l’amour ou de se marier. L’enjeu n’est pas l’amour, l’enjeu est beaucoup plus intime, plus personnel. C’est comme ça que j’avais envie de créer ce personnage.
Il y a un personnage féminin que j’adore dans le cinéma, qui est celui de Barbara Loden. Elle est complètement apathique ; elle abandonne ses enfants, elle suit une espèce de voyou qui est complètement aux antipodes du modèle féminin de l’époque. C’est très intéressant d’aller explorer d’autres types de féminité. Ça ne veut pas dire que les autres femmes ne sont pas fortes, au contraire. Elles ont toute une force.
Aviez-vous envie d’une comédie dès le départ ?
- Oui. J’adore la comédie. C’est un genre qui permet de raconter tellement. Ça permet de mettre à distance les choses. En tant que spectatrice, quand je regarde une comédie, j’ai l’impression d’avoir mon cœur qui s’ouvre parce qu’on fait baisser ma garde. Quand on me projette une émotion ou une réflexion, j’ai l’impression d’être beaucoup plus ouverte à l’accueillir.
Dans le drame, quand c’est trop frontal, j’ai l’impression de mettre à distance le problème. Ça crée comme une distance entre le sujet et moi. La comédie permet d’universaliser certaines choses. Il y a pas mal de gens qui m’ont dit qu’ils arrivaient à s’identifier par exemple lorsque nous avons présenté le film au Festival de Toronto. Au final, ce genre permet d’universaliser certains problèmes. Il y a quelque chose dans la création de la situation dans le rire qui permet d’accueillir la réflexion de manière beaucoup plus tranquille. Ça permet au problème d’infuser, je trouve.
Il y a aussi pour moi un manque que je ressentais. Le monde arabe, dans la fiction, est souvent traité sur un mode mélodramatique. Souvent c’est le drame qui l’emporte. On est vu comme un gros bloc monolithique. Je voulais twister ces imaginaires-là. Compléter la panoplie des genres du cinéma dans un monde qui souvent est abordé sous un prisme de drame et de politique. L’idée était d’humaniser des personnages, de leur donner des problématiques hyper banales au fond. Décaler les perspectives, décaler les regards. Jouer avec les archétypes, jouer avec les clichés. Est-ce que pour autant, ça enlève de la réflexion, de la gravité ? Je ne crois pas.
Un petit mot sur votre parcours. Il s’agit de votre premier long-métrage. Aviez-vous fait des courts auparavant ?
- Oui, j’ai fait un court très différent même si on reste dans un registre de comédie, qui s’appelait «Une chambre à moi», que j’ai tourné il y a un peu plus d’un an et demi. Je suis passée par l’écriture. J’ai fait des fictions. Je travaille pour le théâtre aussi. Je suis passée par la Fémis pour développer ce scénario.
Avant j’ai fait des études qui n’avaient rien à voir, des études de sciences politiques, d’économie. J’ai travaillé dans une banque, et un jour, à 30 ans, j’ai tout plaqué et j’ai recommencé à zéro. J’ai 37 ans maintenant. Je n’avais aucune certitude de réussir, de parvenir à faire un premier film. En tout cas, je ne voulais pas avoir de regrets. Je me suis mise à fond là-dedans. Je ne connaissais personne. J’ai commencé à faire des fictions pour France Culture. Puis, j’ai atterri au théâtre, j’ai travaillé pour des projets télé. Et puis j’avais ce projet de film que j’écrivais depuis un moment et j’ai eu la chance d’intégrer la Fémis, et là les choses se sont un peu accélérées. J’ai rencontré un producteur à l’issue de cette formation. J’ai fait mon court, puis le long. Les choses se sont enchainées comme ça. J’ai eu beaucoup de chance.
Quels sont les réalisateurs, réalisatrices qui vous inspirent ?
- J’ai une cinéphilie assez éclectique. La comédie est un genre que j’affectionne énormément. Ça commence par le cinéma de Woody Allen, la première partie. Le cinéma d’Almodovar, pour la dimension comédie noire. Il y a un film culte pour moi qui est «Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça ?» C’est un de ses premiers films avec Carmen Maura. J’adore les films de la comédie italienne des années 60-70 qui là encore arrive à manier superbement la satire politique et sociale avec un humour hyper assumé, outrancier. J’aime beaucoup le cinéma de Salvadori, Justine Triet, Quentin Dupieux… Je suis très attentive à ce qui se fait en France en terme de comédie sophistiquée. C’est très encourageant.
La bande-annonce d’«Un divan à Tunis» :
Propos recueillis au Festival du film international de Saint-Jean-de-Luz 2019
Source : http://www.allocine.fr/
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