SARRA ABIDI : JE REFUSE UN PSEUDO-HOMMAGE À ALI BEN ABDALLAH AUX JCC

Entretien conduit par Chiraz Ben M’Rad – jomhouria.com du 16 octobre 2017.

Avec beaucoup de peine au cœur, la réalisatrice Sarra Abidi nous a confié qu’elle refusait la projection de son film « Benzine » aux Journées Cinématographiques de Carthage, ainsi que l’hommage à son mari, feu Ali Ben Abdallah, qui nous a quittés le 21 mai 2017 après avoir milité, sa vie durant, pour un cinéma tunisien de qualité. Elle suggère, comme hommage, de décerner un prix de l’image qui porterait son nom et qui serait à la hauteur de sa carrière.

Dans un entretien qu’elle a bien voulu nous accorder, Sarra Abidi révèle les causes de son refus de projeter « Benzine » aux JCC, le procès qu’elle a intenté contre Quinta Production et ses attentes du CNCI et du syndicat des producteurs. Interview.

Tu as décidé de retirer « Benzine » des JCC, pourquoi ?

  • Oui, j’ai retiré mon film des JCC, et j’ai donné l’exclusivité au Festival international du Film de Dubai qui se tiendra au mois de décembre. Et maintenant je refuse que Néjib Ayed fasse un hommage à Ali Ben Abdallah, parce que je crois que Ali mérite mieux que quelques photos accrochées dans un centre culturel abandonné dans l’arrière-cour des JCC. Ali était toujours en action, il ne faisait pas les choses à moitié.  Donc je refuse cela. Laissons Ali en paix. Qu’il brille par son absence cette année. Je le dis et je le répète, Néjib Ayed, je ne veux pas que tu fasses un hommage à Ali Ben Abdallah.

Quel hommage serait convenable à ton avis ?

  • Sachant que le film ne sera pas projeté, je suggère qu’on décerne un prix Ali Ben Abdallah qui serait à la hauteur de sa carrière, comme un prix de l’image qui serait octroyé par les JCC ou par les associations auxquelles Ali était affilié, à savoir l’association des techniciens ou le syndicat des producteurs.

Tu sembles très touchée, Sarra…

  • Oui, Ali Ben Abdallah a bâti son nom grâce à sa passion du cinéma, grâce à son travail, grâce  a son amour du travail bien fait, à sa persévérance, à son talent, à sa loyauté. Il était complètement dévoué à son travail et les cinéastes qui ont travaillé avec lui peuvent témoigner de cela. Concernant « Benzine », Ali était regardant sur tous les aspects: techniques et artistiques. On était ensemble à se nourrir mutuellement, à être exigeants pour le bien du film. Il était là pour le choix des acteurs, de la musique, de l’écriture des séquences. On était ensemble dans toutes les étapes du film, sauf qu’il sera absent lors de la première projection (larmes). Ali voulait que « Benzine » passe aux JCC, on a réussi une aventure qui n’était pas facile.
    Les outsiders du cinéma, Ali Ben Abdallah et Sarra Abidi, ont décidé de produire leur première œuvre long-métrage de fiction. C’était énorme et certains producteurs, je le dis maintenant, nous ont mis les bâtons dans les roues. Cela a été la croix et la bannière jusqu’au dernier moment.

Vous avez exprimé votre mécontentement suite à la suppression de la section « Première œuvre » de la compétition des JCC, quelles en sont les raisons ?

  • Je voudrais poser cette question à Néjib Ayed, directeur des JCC, aux représentants du cinéma qui sont dans le comité directeur et aussi au CNCI. En effet, comment se fait-il que la section « Première œuvre » ait été supprimé cette année, sachant que nous avons enregistré un chiffre record de films tunisiens ? Pourquoi le CNCI, qui subventionne je ne sais combien de films par an, n’a-t-il pas exigé que l’acquis « Première œuvre » soit préservé ? Pourquoi ? Je ne comprends pas ! Les JCC sont une manifestation de grande envergure qui se doit de mettre en valeur les premières œuvres.

Tu as eu un problème au niveau de la post-production, peux-tu nous en parler ?

  • Oui, un autre drame s’est produit avec « Benzine » et on a payé le prix de notre patriotisme. En effet, Ali a pris la décision de faire la post-production en Tunisie, étant donné le budget limité et le coût de l’euro qui a flambé. Ali s’est dit qu’il fallait faire la post-prod à Quinta Production et garder notre argent en Tunisie, mais, malheureusement, c’était le mauvais choix et cela nous a coûté très cher.
Ali Ben Abdallah, Sarra Abidi et Sondos Belhassen

Pourquoi ?

  • On s’est retrouvé face à une structure sans responsable, face à une structure vétuste où tout fonctionnait à peine, tout tombait en panne. On a eu des problèmes pendant le mixage, pendant l’étalonnage ; pareil avec les techniciens qui n’étaient pas présents, avec l’absence d’un vis-à-vis qui aurait pu donner une réponse à toutes ces aberrations. Pour ces raisons, et comme Ali prenait les choses à cœur, il a eu des complications de santé, et, je le dis bien, c’étaient des complications de santé à cause de ce qui s’est passé à Quinta. J’ai carrément mis en garde un de leurs responsables en lui disant : « Si il lui arrive quelque chose, ce sera à cause de vous » et effectivement Ali a perdu la vie. Ils l’ont mis sous tension, pendant des mois. Ali a souffert à cause de personnes qui n’étaient pas  à la hauteur. Je ne sais pas pourquoi Tarak Ben Ammar reste dans ces locaux, il met en péril les films et l’âme de ceux qui les ont fait. Actuellement, je suis en procès contre Quinta.
    Ali les a payés au mois de décembre 2016 avant même de finir les opérations, or c’était un faux calcul, et à sa mort le film a été effacé ! Le film a été complètement effacé, sans me prévenir ils ont même effacé un disque dur avec une semaine de tournage et endommagé un autre disque sur lequel ils ont mis un film de Lotfi Laayouni qui est d’ailleurs au courant de cette affaire. Ils m’ont dit que c’était Ali qui leur avait demandé cela. Ali est décédé maintenant et il n’aurait jamais donné l’ordre d’effacer quoi que ce soit, c’est un professionnel. Et puis, il n’y a aucune trace écrite. Bref, j’ai dû refaire les sous-titres en Belgique car c’était mal fait et, heureusement, il y a eu Sahbi Kraiem, que je salue, car c’est grâce à lui que le film existe aujourd’hui. Il a sauvé ce qu’il était possible de sauver. Il a lui-même vu, lors de la livraison, que tout était mal fait. Ils ont mis 4 heures pour avouer que les rushs avaient été effacés. C’est irréversible. Un film ne s’efface jamais des disques durs d’un laboratoire, même après livraison. Pourquoi ont-ils fait ça ? Je ne comprends pas !
    J’attends la solidarité des cinéastes et du syndicat des producteurs et aussi celle du CNCI et du ministère de la Culture. Le cours du dinar est à 3 euros et si cet endroit ne fonctionne pas, dites-moi où les cinéastes vont-ils faire leurs films ?

Peux-tu nous parler des acteurs de « Benzine » ?

  • J’ai eu la chance de travailler avec des acteurs extraordinaires. Sondes Belhassen est une actrice formidable, généreuse, et Ali Yahyaoui qui a eu une performance extraordinaire. Ali est un homme de théâtre, un metteur en scène et c’est sa première apparition devant l’écran. Il a pris son rôle à cœur et pendant 2 mois, entre répétition et tournage, il a fait preuve d’un grand professionnalisme. Au fil du film, tous les acteurs sans exception ont beaucoup donné et on sera ensemble pour la sortie nationale du film prévue pour le 24 janvier 2018 en partenariat avec le groupe Goubantini.

Tu as offert « Benzine » aux victimes de l’immigration qui ont péri en mer en voulant rejoindre l’autre côté de la Méditerranée…

  • Dès le départ, le film a été un hommage pour ces victimes, pour ces jeunes qui aspirent à une vie meilleure. Je suis personnellement touchée par ce fléau de l’immigration, pour lequel il n’y a pas de solutions et pour lequel les gouvernements ne font rien.  Oui, je dédie ce film à ces jeunes, qui n’ont pas choisi d’aller vers Daesch mais qui ont choisi d’être libres, même si c’était parfois au prix de leurs vies. Et puis, il y a ces familles qui souffrent en silence, quasiment dans la misère, dans l’oubli. C’est un hommage pour ces gens-là, avec qui  je suis complètement solidaire. J’attends que les familles viennent voir le film et j’attends que les gouvernements trouvent des solutions, car qu’avons-nous, à part notre richesse humaine ? C’est vrai que c’est un mot galvaudé, mais il faut faire quelque chose pour ces jeunes, pour qu’ils  gardent espoir. Oui, j’offre le film à ces gens là : les oubliés de la Tunisie, de la révolution, des politiques.

Entretien conduit par Chiraz Ben M’rad

Source : http://www.jomhouria.com


 

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