ABDELMAJID LAKHAL : INTERVIEW

Propos recueillis par Neïla Azouz – jetmagazine.net – Publié le 17.06.2008

Jet Set : Comment avez-vous atterri dans le monde du théâtre ?

  • Mon père était membre d’une association théâtrale qui s’appelait «Le Tonnerre», dirigée à l’époque par son président, Hamadi Ben Zakour.
    Il y avait des membres illustres, comme Taoufik Boughedir, le père de Férid.
    Mon père m’emmenait de temps en temps avec lui voir ce qui se passait dans les coulisses, et un beau jour, ils ont eu besoin d’un enfant pour jouer un petit rôle dans une pièce écrite par Salah Zouaoui. Ils ont découvert parallèlement que j’avais une belle voix. J’avais 9 ans.
    À l’époque, une troupe musicale venait jouer à la fin de la pièce, et c’est comme ça qu’est née la fameuse troupe de Ridha Kalii «El Manar», avec laquelle je chantais.
    D’ailleurs, on voulait m’emmener enregistrer des chansons à la radio, mais mon père a refusé catégoriquement, par peur de me voir gâcher mes études. Il m’a interdit d’y aller et lui-même s’est retiré de l’association.
    Mais l’idée s’est incrustée dans ma tête, et à l’âge de 15 ans, au cercle des élèves étudiants de Hammam-Lif, on a fondé plusieurs cellules dont celle du théâtre, où j’ai connu des professeurs qui aimaient le théâtre, comme Rachid Ben Ayed, le frère d’Ali Ben Ayed, que j’admirais depuis longtemps et que je considérais comme un grand frère.
    Le temps a passé, et comme je ne voulais pas lâcher le théâtre, mon père a décidé de me laisser vivre ma passion. Il en a touché un mot à son ami Salah El Mahdi, qui m’a promis de m’envoyer aux États-Unis si je réussissais mon bac… Mais en seconde, j’ai lâché, je n’en pouvais plus, je devais faire du théâtre.
    Et c’est là que Salah El Mahdi et Hsan Zmerli décident de me faire passer un concours pour intégrer l’École d’Art dramatique. J’ai passé le concours et à l’oral, Mohamed Aziz El Agerbi, membre du jury et grande personnalité de théâtre, me demande : «Qu’est-ce que tu veux faire dans la vie, après tes études ?». J’ai répondu : «Metteur en scène». J’ai intégré l’école qui, après sa nationalisation, est devenue le Conservatoire national de musique, de théâtre et de danse, dirigé toujours par Salah El Mahdi. C’est d’ailleurs à cause de ce changement que j’ai dû passer le concours une deuxième fois.
    Ma seule faiblesse était l’arabe littéraire puisqu’à l’époque du colonialisme, on n’apprenait pas l’arabe ; ce qui m’a d’ailleurs fait rater le diplôme de fin d’année. C’était une véritable catastrophe, j’ai même failli me suicider tellement j’étais mal.
    Heureusement, j’étais amoureux de mon ex-femme de nationalité allemande. Je suis parti dans son pays et je ne voulais plus revenir en Tunisie. Mais mes copains de classe m’écrivaient, me demandaient de revenir repasser la deuxième session, et finalement je suis revenu, je me suis enfermé dans ma chambre et j’ai enfin eu mon diplôme.
    Depuis, j’ai été admis dans la troupe municipale puis je suis parti à Paris.
    À l’époque, Ali Ben Ayed montait Caligula, pièce avec laquelle on a participé au Théâtre des Nations. Puis je suis allé à l’Université du Théâtre des Nations avec mon collègue Mohsen Ben Abdadallah, et c’est là que j’ai commencé à apprendre les ficelles du théâtre, du chant, de la danse…
    Je regrette une seule chose, c’est de n’avoir pas appris à jouer d’un instrument.
    Avec l’Université du Théâtre des Nations, j’ai demandé à Jean-Louis Barrault de m’admettre à l’Odéon de Paris. Il m’a écrit une lettre gentille me disant qu’il m’acceptait en tant que stagiaire, mais voilà qu’Ali Ben Ayed revient pour prendre officiellement la direction de la troupe municipale, et il me demande de revenir en Tunisie pour être son assistant et régisseur de la troupe, un poste assez ingrat.
    Mais comme je ne pouvais rien refuser à Ali Ben Ayed que je considérais comme un frère, j’ai tout laissé tomber et suis revenu en Tunisie pour prendre le poste.
    J’ai fait avec lui toutes les pièces, de l’École des Femmes jusqu’à Bernarda Alba.
    On a tourné un peu partout dans le monde, à Vienne, Beyrouth, au Caire…
    Mais je voulais toujours retourner chez Jean-Louis Barrault, puisqu’il m’ouvrait les portes de l’Odéon. J’ai formé deux régisseurs pour me remplacer et je suis parti à Paris, le lendemain du mariage d’Ali Ben Ayed.
    Et là, c’est une autre page de ma vie qui s’est tournée. J’étais l’assistant de l’assistant, je me faisais tout petit, je voulais tout apprendre, on me confiait des petits travaux par-ci par-là. Puis ils m’ont chargé de faire répéter Alain Cuny, un grand acteur mais une personne pas du tout facile à vivre. Il vivait dans un immense appartement sans chauffage, il était dur, enfin il fallait savoir le supporter et après 2 mois de travail, la pièce s’est faite. C’était une aventure exceptionnelle malgré tout, vu mon jeune âge et le peu d’expérience que j’avais.
    J’ai continué à travailler, j’adorais être au théâtre, j’y étais chez moi, mais malheureusement je ne faisais pas attention à ma santé, je ne me nourrissais pas correctement et j’ai attrapé une grave pneumonie qui m’a terrassé. Là, une des secrétaires de Barrault a vu que je n’allais pas bien et, quelques jours avant les évènements de mai 68, elle m’a emmené chez elle, puis à l’hôpital Jourdan où j’ai dû passer 25 jours. J’ai vraiment failli y passer.
    Quand j’étais l’hôpital, la troupe d’Ali Ben Ayed se préparait à jouer en France la pièce Mourad 3 ; les évènements de mai 68 se sont déclenchés et à ma sortie de l’hôpital, j’ai trouvé l’Odéon occupé. Paris avait changé.
    On a attendu 1969 pour que la troupe municipale puisse jouer Mourad 3 au Théâtre des Nations. J’avais tout organisé et ça s’est très bien passé, ça m’a permis de connaître pas mal de monde.
    Je suis retourné à Tunis et en 1971, j’ai fait ma première mise en scène en tant que professionnel avec 8 Femmes. Les actrices étaient Mouna Nourredine, Samia Mzali, Narjess Atia, Wafa Salmi, Anissa Lotfi, Amel Agerbi, Salwa Abdou et Jouda Dabbaji.
    Huit femmes seules sur scènes, c’était une révolution, et le décor était d’Ali Ben Ayed.
    Puis Ali disparaît l’année d’après. Suivent des histoires et des problèmes que je raconterai dans mon livre un jour, ce qui m’a amené à quitter la troupe pendant toute une année.
    À mon retour, j’ai fait le Marchand de Venise, avec lequel on a ouvert le Festival de Carthage, Noce de sang, l’opérette Bin Noumin dont la musique était de Hedi Jouini.
    J’ai par la suite réalisé Baroufe à Chioggia de Goldoni que j’ai réadapté en comédie musicale, mais, malheureusement, il y a eu des problèmes d’argent avec l’administration, enfin, des histoires que je n’ai pas envie de raconter.
    Dans ma carrière de metteur en scène, j’ai touché à tout, du policier au classique, de Shakespeare au romantique, à la tragédie, du vaudeville à l’opérette.
    Puis j’ai réalisé la pièce « El forja » de Lamine Ennahdi avec Mongi Elouni, qui a par la suite suscité des histoires, car Lamine avait changé un peu le texte et on a tous failli y passer.
    Puis Luce Berthommé, que j’ai connue à travers Jamil Rateb, me propose de venir à Paris jouer dans une pièce parlant de mariage mixte, des problèmes et des conflits qu’il peut y avoir. Je suis parti juste à près l’histoire de Lamine. J’ai fait une expérience extraordinaire avec La Noce, où j’ai participé à la mise en scène de la partie « arabe », les danses du ventre… d’ailleurs, elle a été enregistrée comme document pour les élèves du théâtre français.
    Puis je suis revenu en Tunisie et j’ai continué à monter quelques pièces avec les difficultés que l’on connait.
    Je voulais même monter un pont culturel entre le Lucernaire et le théâtre tunisien, je voulais faire une semaine culturelle municipale tunisienne, puisqu’au Lucernaire, il y avait deux petits théâtres, une salle d’exposition, deux salles de cinéma, une salle de concert, une salle de danse à part le restaurant et le café. On pouvait tout faire sur place, même de la gastronomie tunisienne, mais je ne sais pas qui a saboté ce projet qui malheureusement n’a jamais abouti.

Jet Set : À votre avis, qu’est-ce qui a changé dans le monde du théâtre tunisien ?

  • Il y a pas mal de changements et c’est dommage. Avant, à part les festivals d’été, il y avait le Festival du printemps qui se tenait au théâtre municipal. Là, on voyait défiler de nouvelles pièces au courant de la saison, le monde théâtral bougeait tout le temps. Avant, on ouvrait les festivals par des pièces de théâtre, maintenant il n’y a plus de théâtre, c’est la musique qui prend le dessus.

Jet Set : Parlez-nous de votre expérience à la télé, surtout avec Ibhath Maana, la série policière culte qui a bercé notre enfance ?

  • Quand je suis revenu de Paris, j’ai eu une proposition pour jouer Ibrahim 2 dans Yahia Ibn Omar, et là, surprise générale, j’ai eu le premier prix d’interprétation.
    Puis j’ai eu la proposition d’Ibhath maana, et en même temps celle du feuilleton Al Wathek Bellah El khames. J’ai accepté les deux, c’était dingue de faire deux tournages en même temps, je tournais Ibhath Maana pendant la journée à Tastour, puis je repartais à Mahdia pour le deuxième feuilleton.
    J’ai d’ailleurs souffert d’un déplacement de disque, il fallait que je monte à cheval, ce qui était une vraie souffrance, mais j’y suis arrivé.
    Puis Ibhath maana a eu le succès que l’on connait et elle est devenue mensuelle jusqu’en 1987, l’année du changement.
    Puis il y a eu des histoires, d’autres commissaires, ça n’a pas marché car personne n’a compris le sens de cette série, il fallait savoir prendre ce rôle et ce téléfilm.
    Les auteurs nous donnent un texte en dialecte et en arabe littéraire, ça sonne faux, il faut le décortiquer et se l’approprier pour être à son aise et naturel devant la caméra, c’est ça le secret, et c’est pour ça que j’ai réussi plus que les autres.
    C’était un rôle très délicat car je représentais l’image des gradés de la police tunisienne.
    On devait reprendre cette émission l’année dernière, avec l’émission de variétés qui suivait, mais encore une fois, ça ne s’est pas fait à cause des intrus…

Jet Set : Quels sont vos projets ?

  • J’attends toujours un bon texte pour refaire une opérette. J’ai envie de faire Ali Baba, Roméo et Juliette, une histoire d’amour qui touche le cœur humain, beaucoup d’amour et rien que de l’amour, avec des chansons et des couleurs.
    Je viens de monter ma propre société Nawres production, un rêve que j’ai réalisé, car j’ai toujours aimé la pièce La Mouette, et en 2005, le Centre des Arts dramatiques et scéniques du Kef m’a proposé de monter une pièce. Il voulait un classique, et j’ai proposé, parmi plusieurs pièces, La Mouette, qu’ils ont choisie, et j’ai enfin pu la monter avec les comédiens du Kef. On a fait l’ouverture du Festival de Hammamet avec cette pièce.
    Ma boîte de production aspire à faire un centre de formation d’acteurs, une école où on apprendrait la diction, l’expression corporelle, l’histoire du théâtre, la danse, le chant, la musique, le cinéma. C’est une chose qui me travaille depuis très longtemps.
    Ça sera à Tunis. Je fais appel à toute âme généreuse qui aime le théâtre pour nous proposer des espaces.
    À côté de ça, je voudrais que les enfants aient un espace pour apprendre comment réciter, comment aimer le théâtre. Ça sert aussi à former un bon public pour le futur.
    Il y aura aussi des cours du soir pour les adultes qui ont envie de décompresser.
    Il y a des collègues qui m’ont donné leur accord pour enseigner et m’aider à réaliser ce projet comme Jeaibi, Jaziri, Raouf Ben Amor, Raja Farhat…

Propos recueillis par Neïla Azouz

Source : http://www.jetsetmagazine.net


 

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