ALA EDDINE SLIM, CINÉASTE ET PRODUCTEUR : UN CITOYEN DE LA PLANÈTE CINÉMA

Entretien conduit par Asma DRISSI – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 08-02-2016

Il fait partie de ceux qu’on ne verra pas sur les photos officielles et mondaines du paysage cinématographique, et pourtant Ala Eddine Slim et ses compagnons de route devraient être une fierté nationale. Ses films atypiques, son entêtement et son «arrogance» créative montrent au grand jour que le cinéma peut et doit avoir plusieurs voix… la diversité et la différence sont des mots qui collent bien à son personnage. Entretien.

Depuis vos premiers courts-métrages, «Automne» entre autres, vous annoncez le ton d’un cinéma différent, plutôt conceptuel même s’il traite de sujets concrets comme la traversée clandestine.

  • Je ne conçois par le cinéma d’une manière habituelle mais je ne suis pas hors la planète cinéma, j’expérimente, je suis toujours à la découverte de nouvelles choses. À chaque étape, le film ouvre des brèches, suit une trajectoire. Je n’ai pas d’idée préconçue à 100%, j’installe une route et je laisse évoluer, je laisse les incidents cinématographiques venir et j’interagis. Pour les sujets des films, je ne me considère pas professeur, encore moins sociologue pour traiter de faits ou de sujets. Le film fonctionne en terme d’idées tel que : les frontières, les corps, l’autre rive, ce sont des concepts qui me parlent. En somme je suis le premier spectateur de mes films, je les regarde évoluer et vivre au gré de mes pensées et de ma réflexion.

Vous vous adonnez à d’autres activités artistiques comme les vidéo-installations, qu’est-ce que ça représente pour vous ?

  • Les installations sont un exercice que je pratique avec des amis comme Malek Gnaoui ; je suis ouvert à toute forme de création, j’aime m’essayer et me ressourcer.

La création de votre boîte de production «Exit Prod» est aussi une aventure humaine, est-ce une envie d’autonomie ou vient-elle d’un constat amer du paysage cinématographique ?

  • Mes relations tendues avec toute forme d’autorité ou de pouvoir ont commencé très tôt, depuis l’école. Il y avait un parcours à suivre et je n’en voulais pas. Je ne voulais pas passer par l’assistanat, ça ne m’intéressait pas. Faire des choses même inabouties ne me dérangeait pas. Donc, depuis les années fac 2003-2004 à l’ESAC, j’ai connu des gens qui ont présenté des énergies qui me parlent et c’est avec eux que je me suis associé pour monter «Exit» et les premiers films que nous avons faits, avec leurs faiblesses et leur fragilité, me parlent. Je pense que le film est une création qui n’existe pas sur un territoire précis, il existe dans une sphère plus large qu’un pays, sur une planète qu’on nommerait cinéma.

En 2010, vous vous êtes impliqué avec d’autres amis dans le projet de réforme du secteur cinématographique, qu’en est–il de ce projet ?

  • En 2010, il y a eu le projet de réforme du secteur cinématographique. 90% des producteurs et quelques réalisateurs voyaient la refonte ou la réforme du secteur cinématographique sous un seul angle. Avec un collectif indépendant de la Commission réunie par le ministère de la Culture, nous avons proposé un contre-projet. On s’est formé en collectif indépendant pour l’action pour le cinéma avec 13 personnes (le nombre s‘est élargi par la suite) et on a présenté un projet de plus d’une centaine de pages, face à un projet d’une quarantaine de pages dont 15 étaient réservées à l’éloge de Ben Ali. Nous avons présenté ce projet très ambitieux qui revoit le secteur dans sa globalité, depuis l’éducation dans les écoles, les collègues et les lycées, l’action des ciné-clubs, l’octroi des aides publiques… on a proposé des subventions aux jeunes diplômés des écoles de cinéma pour faire leurs premiers films, on s’est exprimé contre le projet des multiplexes qui considère le film comme un produit de consommation et on était pour les salles de quartiers. Pour les autres, par exemple, le film expérimental n’est pas un genre à prendre en considération.

Est-ce que ce projet est encore valable ?

  • Notre projet de réforme est toujours valable, puisque depuis 2010 rien n’a changé, d’autant plus que presque toutes les lois régissant le secteur sont dépassées et obsolètes.

«Babylone» est un énorme tournant dans votre parcours, un film métaphorique qui a été plébiscité dans les plus grands festivals de documentaires ; parlez-nous de cette expérience.

  • «Babylone» n’était pas un film préparé, ce sont des énergies qui se sont rencontrées et alors que tous les regards étaient tournés vers la révolution tunisienne et ses nombreux rebondissements, on est parti ailleurs, vers le camp de Choucha et ses réfugiés. On n’avait aucune envie de prendre le contrôle du film. On est juste parti à la découverte. Le camp de Choucha en était le personnage principal. On a travaillé à trois, avec Sami Louati et Youssef Chebbi, sans aucun complexe. Trois réalisateurs et deux caméras, chacun avec sa sensibilité, chacun avec son regard. On faisait le point de ce qui était fait quotidiennement. Le tournage a duré 15 jours d’affilée et puis un retour pour une semaine. Le film a eu une belle carrière, outre le grand prix du FID Marseille, temple du cinéma documentaire, on a fait une cinquantaine de festivals, une revue de presse avec des centaines d’articles dont des revues spécialisées et reconnues comme les cahiers du cinéma, quatre prix internationaux, une sortie nationale, un ciné-concert, une exposition.

Malgré ce succès, les autorités de tutelle n’ont pas changé de regard sur votre travail ?

  • Le ministère de la Culture nous refuse encore des projets. Le même lobby règne toujours et exclut ceux qui ne font pas partie du réseau. Les critères de la commission d’octroi de l’aide à la production cinématographique restent obscures. Le critère principal reste pour elle, jusqu’à nos jours, le scénario, alors que ce n’est qu’un outil technique parmi d’autres. Je me demande ce qu’elle aurait dit si c’était un scénario comme «The Tree of life» de Terence Malik ?
  • Nous n’avons eu que 4 aides à la production et 2 achats. Ces quatre dernières années, on nous a refusé une dizaine de projets, et ceux qui ont été des piliers du système de Ben Ali font encore la pluie et le beau temps.

Vous pensez que rien n’a changé du côté du ministère de la Culture ?

  • Depuis 2011, aucune décision qui donnerait la chance ou plutôt le droit aux propositions différentes ne peut être considérée comme révolutionnaire. On veut nous condamner à faire des courts-métrages, car le long-métrage est une chasse gardée et représente un enjeu beaucoup plus important. On voudrait nous orienter tous vers un seul cinéma, alors que l’espace peut contenir toutes les propositions.

Croyez-vous qu’il y a une réelle intention d’exclure des propositions nouvelles ?

  • Par exemple, «Babylone» n’a été ni subventionné ni acheté. Malgré la reconnaissance internationale, on le considère encore comme un reportage et pas comme un documentaire, ce qui veut dire que notre film ne figurera pas dans les archives du ministère de la Culture, et même si c’est une énième tentative de nous exclure, je dirais que nous existons malgré tout dans l’histoire du cinéma.

Vous êtes au stade final d’un nouveau projet, «Suspension», une expérience de production inédite en Tunisie…

  • Pour faire «Suspension», on s’est mis à trois sociétés de production : «Exit», «Inside», «Mad Box», en plus de «SVP» comme partenaire technique. On a réuni à la fois argent et compétences technique et humaine, comme Amine Messaâdi, Chawki Kniss et Moncef Taleb. Et j’ai écrit un scénario qui prend en considération notre budget, je me suis adapté sans me limiter. Le tournage a duré 28 jours. Il commence à Zarzis et se termine à Aïn Drahem. Un film avec très peu de dialogues, un film que je qualifierais de sonore sans paroles, avec deux acteurs, Jawhar Soudani et Fethi Akkari. «Suspension» suit les mêmes repères que mes autres films : la traversée, le silence, la solitude, le parcours, la marche.

Comment vous en êtes-vous sortis financièrement pour finir le film ?

  • Avec le peu de moyens dont nous disposons, tout le monde a été payé. Mais l’idée est de mener le film à terme jusqu’au montage-image et on a réussi à avoir des fonds importants pour le terminer par des sponsors dont Sanad, Afac, Doha Film Institute, Hubert Bals (Festival de Rotterdam). Les conditions étaient extrêmes et ont demandé des efforts surhumains de la part de toute l’équipe, mais on l’a fait avec un énorme plaisir.

Est-ce une expérience à refaire et pourrait-elle être un modèle de production ?

  • Nullement, c’était un défi réel, mais c’est une expérience qui ne peut pas être une norme à suivre pour la production.

Ces dernières années, il y a eu une vague d’arrestations d’artistes et vous en faites partie, pensez-vous qu’on voudrait faire taire toute voix créative ?

  • Il n’y a pas que les artistes qui subissent les travers de la loi 52. Le gouvernement a sorti ses crocs, il est en phase préventive, il sévit sur tous ceux qui se hasardent à sortir du «droit chemin» et œuvre d’une manière vicieuse à laisser les artistes à la marge.

Auteur : Entretien conduit par Asma Drissi

Ajouté le : 08-02-2016

Source : http://www.lapresse.tn


 

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