NÉJIB BELKADHI (ACTEUR, RÉALISATEUR) : L’ENFANT TERRIBLE DE L’ÉCRAN TUNISIEN !

Par Amel Douja DHAOUADI – Lapresse.tn – Publié le 24/06/2019

Il allie, dans une cohérence toute naturelle, plusieurs casquettes : acteur, réalisateur, producteur, Dj à ses heures nocturnes perdues, mais inclassable virtuose est une case où on pourrait le fixer. Il est polyvalent, un et multiple. Il aura marqué une génération avec son émission-culte «Chams Alik» sur Canal+ Horizons, il en a ému plusieurs par ses rôles dans «Al Khotab al Beb» ou «Lilet echak » et jusqu’à «L’affaire 460» de Majdi Smiri, mais c’est par ses films qu’il aura rayonné le plus, particulièrement à l’international, de Toronto à Louxor ou Sundance… Secret, intuitif, esthète, définitivement subversif, Nejib Belkadhi a quelque chose d’un éternel enfant sauvage, libre et gracieux. Il explore la beauté, là où elle est, en raconte la contingence et la fragilité dans ses films, depuis son premier «VHS Kahloucha» et jusqu’au prochain certainement. Avec son dernier opus qui a remporté de nombreuses distinctions, il nous dit «Regarde-moi»… Chant d’amour et d’intranquillité… Peut-on refuser plus belle injonction ? Entretien.

On va commencer par la fin, qui se confond avec le début souvent, puisque vous avez commencé acteur, Nejib Belkadhi. Vous venez d’interpréter un rôle complexe, ambigu dans le feuilleton «L’affaire 460». Comment avez-vous vécu cette expérience ?

  • Comme pour chacun des rôles que j’ai pu interpréter, avec beaucoup de concentration et une implication totale. Il est vrai que je ne suis pas un acteur prolifique, je choisis mes rôles avec beaucoup d’exigence, avec pour premier critère le scénario, et pas seulement mon rôle. Car, pour moi, porter un personnage devant une caméra n’est pas anodin, c’est une image que l’on ne maîtrise pas en totalité. Il faut donc un texte solide et une grande confiance en le réalisateur. C’était justement le cas avec Majdi Smiri avec qui j’ai déjà travaillé sur «Lilet echak» en 2015-2016, ainsi qu’avec son assistant Jamil Najjar.

Comment avez-vous trouvé l’accueil de ce feuilleton par le public ?

  • Je trouve, avis et chiffres à l’appui, que «L’affaire 460» a su fidéliser un public tout au long de la diffusion. C’est d’après les échos que j’ai d’un public qui redécouvre ou renoue avec la télévision tunisienne, et qui avait d’autres habitudes, soit Netflix, ou d’autres chaînes. C’est justement le côté nouveau, inhabituel, de rupture avec 10 ans de déjà vu, du feuilleton qui a redirigé ce public particulier de téléspectateurs vers une chaîne tunisienne.  Par ailleurs, cette année, il y avait le choix et c’est ce qui était très positif. Néanmoins «L’affaire 460» a fait figurer d’Ofni (Objet fictionnel non identifié) qui apporte beaucoup de fraîcheur au paysage télévisuel, hormis le fait bien sûr d’une qualité esthétique indéniable. Qu’il n’ait pas fait l’unanimité, cela ne me dérange pas, bien au contraire, le consensus est rarement gage de qualité. La médiocrité (dans le sens médian moyen) est parfois dans l’avis de la masse, et c’est même assez tunisien comme esprit cet acharnement à vouloir toujours trouver un consensus politique, social, idéologique, …or, c’est absurde et sans intérêt de vouloir plaire à tous. Trancher, même esthétiquement, est le meilleur moyen  de se distinguer et d’offrir un ailleurs à l’imaginaire. Par ailleurs «détester» une œuvre, ou haïr un produit culturel est une réaction stimulante dans les deux sens. Ces œuvres marquent souvent une rupture et ouvrent le chemin vers d’autres esthétiques, et ceci me semble essentiel.

Quel rapport avez-vous aujourd’hui avec la télévision tunisienne ou le paysage médiatique et télévisuel actuel ?

  • La télévision tunisienne, à quelques exceptions près, est un générateur de médiocrité, dangereux. Et, cela à longueur d’année, ne peut produire qu’une zombification du téléspectateur, qui devient démuni, appauvri culturellement. Je n’ai moi-même pas de télé et je regrette qu’il en soit ainsi. C’est une arme de destruction culturelle et spirituelle qui doit absolument se réinventer. Les modèles existent, on peut en inventer, en adapter, mais ce qu’il y a aujourd’hui sur les télévisions tunisiennes est un tourbillon de médiocrité. Je ne prétends pas critiquer une «logique de l’Audimat» mais cette religion du buzz qui ne fait que niveler vers le bas. La culture, ou la vie intellectuelle, est presque inexistante, ou asphyxiée. Pour moi, c’est un secteur sinistré, très objectivement, même si tout  n’est pas perdu si on s’en donne la peine…

Ceci vous rend-il nostalgique de Canal+Horizons ?

  • Je n’ai aucune nostalgie et ceci par principe. Je n’ai pas ce mal du passé et je ne trouve pas que cela soit un bon moteur pour innover ou progresser. Ce qui est, et n’est plus à refaire, sinon j’aurais refait «Chams alik» pour lequel j’ai été et je suis encore souvent sollicité. Mais je me refuse à cet exercice que je trouve inutile aujourd’hui.

Pourtant, c’est une émission visionnaire et un concept qui reste d’actualité ?

  • Je ne renie pas cette expérience que j’ai pleinement vécue pendant deux ans, avec une équipe, une chaîne et surtout une extraordinaire censure qui, sous Ben Ali, aura été un moteur créatif extraordinaire ! Il est tout simplement impossible de reproduire un remake de tout cela : une chaîne décalée (Canal+ Horizon), une bande de 4 jeunes libres et illuminés que nous étions avec Sawssen Maâlej, Imen et Moustik, et un sublime dictateur qui censurait l’émission depuis le palais présidentiel de Carthage! J’ai, grâce à Chams alik, été personna non grata pendant presque 10 ans, totalement absent de tout média tunisien… C’était une époque, un état d’esprit.

Au-delà du côté subversif dans «Chams alik», il y avait un côté prémonitoire où vous mettiez déjà la lumière sur ce qui a déclenché une révolution 10 ans après (les disparités sociales, les injustices), même si c’était traité avec légèreté et ce qui vous a valu ce bannissement ?

  • Absolument, et c’est le rôle de l’artiste, du créateur  d’être à la fois un récepteur et un lanceur d’alerte, particulièrement à cette époque (années 2000) où l’image n’était pas un objet démocratisé comme aujourd’hui. Nous étions à l’époque des observateurs privilégiés, à la fois du phénomène totalitaire et de la vérité officielle de l’Etat véhiculée par tous les autres moyens de communication, mais également du réel du quotidien. Et ces émissions comme «Chams alik», ou «Dima Labess», qui sont des docu-fictions, ont été discutées, ou étudiées dans des cours de sociologie, ou ont fait des sujets de thèses. C’est, à mon sens, une des fonctions de l’art, être témoin d’une époque, un témoin fiable. Ces concepts étaient certainement  provocants, autant “Chams Alik  que «Dima Labess», et sous une apparente légèreté ou insouciance de quatre jeunes “dans le vent” c’est une autopsie de la société tunisienne qu’on effectuait, mais sans renoncer ni à l’humour, ni à la beauté de l’image. Et c’est je pense le propre des œuvres sincères, parfois elles dépassent leurs auteurs qui sont surinvestis par les critiques qui les “accablent “ de 1001 interprétations socio-politiques ou philosophiques, alors que dans le cas précis de ces émissions c’était juste des descentes dans le quotidien et le réel d’une société, et l’expression libre, autant que possible au regard du contexte politique de l’époque. Mais au-delà de toute intellectualisation ou interprétation possible, c’est surtout par instinct et par intuition que j’ai procédé. Je suis un instinctif. Je ne veux pas tomber dans la surinterprétation stérile parfois.

Comment est-ce que vous arrivez à trouver un équilibre entre l’intuition du réalisateur et la sensibilité de l’acteur ?

  • Les deux champs sont clairement distincts pour moi, mais peuvent se chevaucher dans ma façon de diriger les acteurs. Je connais cette vulnérabilité extrême qui suit le comédien même après la fin du tournage. Mais il n’y pas de hasard  dans le passage derrière ou devant la caméra. Le réalisateur en moi fait face à un processus créatif et «industriel» du cinéma que l’acteur en moi ignore. Je savoure les deux moments séparément, la preuve en est que je n’écris jamais un rôle pour un acteur mais pour un personnage. Donc sans emphase ni sensiblerie, en restant sensible à toute émotion, lumière…

Est-ce que vous serez aujourd’hui intéressé par l’écriture ou la réalisation pour la télévision ?

  • Je l’ai déjà fait et j’ai même fait mes premiers travaux sur Canal+ Horizons, avec «Chams alik» jusqu’en 2001. Puis en 2002, sur Canal 21 j’ai écrit et réalisé «Dima Labess» qui était un  faux realityshow, totalement imaginé et écrit. C’était une satire au vitriol, peut-être un peu trop pour l’époque, de la société tunisienne. Cette série a ému, remué et dérangé. Ce qui a suivi, c’est naturellement un boycott franc, mes projets n’étaient même pas lus et refusés d’office. Aujourd’hui les choses ont changé, les portes me sont ouvertes mais je suis un “cinéphile profond” et je me retrouve plus attiré par l’écriture et la réalisation cinéma. Le temps y est autre, plus long, plus réfléchi, le langage y est autre, l’attention portée aux plans et aux images est différente. Sans confronter les médiums ni un tropisme cinématographique vers sa poétique, et son langage.

Vos phases d’acteur ou de réalisateur de télé sont donc des respirations dans votre carrière de réalisateur cinéma ?

  • J’ai commencé à réaliser,depuis «VHS Kahloucha» en 2006 (après mon premier court-métrage Tsawer en 2005). Donc j’ai fait quatre films en douze ans, ce qui est une très bonne moyenne… Faire un film est un investissement total, on ne vit plus rien en dehors. Donc, les respirations que j’ai pu faire en tant qu’acteur étaient nécessaires, mais ont eu lieu en dehors de processus créatif. Être acteur est une passion qui me nourrit, dans le sens où j’apprends à chaque expérience un peu plus sur ce statut paradoxal, sur la fragilité, la capacité d’adaptation, la tension qui va jusqu’au déchirement parfois. Cette passion me sert aussi dans le volet direction d’acteur, même si j’essaye de garder la distance nécessaire au réalisateur dans ce cas aussi. Mais étant acteur, je ne fais qu’incarner un personnage selon la vision d’un autre auteur. Des trois casquettes que j’ai pu porter, réalisateur, producteur et acteur, le métier d’acteur est clairement le plus délicat et le plus dangereux.

Il y a, dans votre parcours, une double phase: d’abord politique, puis avec «Regarde-moi», nous entrons dans une phase plus intimiste, plus grave ?

  • Je ne sais pas si c’est une rupture, ce n’est pas calculé; ce qui est certain, c’est que du temps a passé depuis «Bastardo», cinq ans, et que je ne me voyais pas écrire dans la continuité de cette tragi-comédie qu’on pourrait appeler «réalisme magique» ou fantastique réaliste. Et même si la fibre politico-sociale était dominante dans les premiers, je les ai faits  sans chercher à établir une continuité filmographique, ni avec l’intention de coller à une case de réalisateur du sud, en lutte pour les libertés… Je ne me soumets à aucune contrainte ni de marché, ni de grande tendance aux box office, ni d’urgence événementielle ou même à l’air du temps.. Ma principale source d’inspiration vient de la vie, dans ce qu’elle a de plus inconnu et de plus imprévisible. Pour «Regarde-moi» j’ai rencontré, comme on rencontre un être, une série de photos (Echolila Series) du photographe américain Thimothy Archibald qui parlait de son fils autiste. J’ai été bouleversé. C‘était à la fois passif, je l’ai subi et je devais en faire un texte et un film. L’écriture et la réalisation en découlent presque intuitivement, mais le sujet m’a imposé un travail d’immersion dans un monde qui m ‘était inconnu, celui du syndrome du spectre autistique, et celui de l’exploration de ce rapport qu’est la paternité et la filiation, car c’est surtout de cela qu’il s’agit dans le film.
    Ce souci de la filiation, de la transmission n’est-il pas déjà dans «Bastardo» le bâtard, fils de personne». Je crois que ça a traversé même toutes mes réalisations depuis «Dima Labess», mais peut-être plus dans le questionnement de la figure maternelle… Quoique je me méfie de l’approche psychanalytique des films, surtout des miens ! Mais faire un film, c’est y laisser une part de soi et dresser un autoportrait, plus ou moins fidèle  à travers les autres. C’est rencontrer, et mêler son histoire à celle de ses personnages. En cela un film nous change, autant celui qui est filmé, que celui qui filme et celui qui regarde.

Il y a également une critique de l’hypocrisie sociale, des appels à la tolérance au respect de la différence et à la liberté d’être. Est-ce que c’est votre vison du rôle du cinéma ou de culture, comme un révélateur de vérité, ou un moyen d’éducation ?

  • C’est inhérent à tous mes films. Tout ce que je fais est une ode à la différence, à la tolérance. Mais je n’ai pas la naïveté de dire que le cinéma change le monde. Ce que je crois c’est que l’art donne un regard, il montre le monde, et peut ainsi créer un temps et un lieu de conscience, et changer des individualités. Un film a la vocation d’émouvoir, de faire rire, de dire ou d’imaginer le monde, mais pas de le changer frontalement. Le cinéma ne change pas le cours de l’Histoire, c’est une vision utopique. C’est paradoxal, un film ça s’adresse à une multitude de consciences, affecte chacune d’elles différemment et participe à façonner des individualités, mais ne peut et ne doit absolument pas avoir pour but de fédérer autour d’une vision unique, sinon nous serons dans la propagande pure, ce qui est la mort de l’art.

Donc, vous comprenez le désengagement politique des intellectuels, est-ce que c’est un signe de mauvaise santé civilisationnelle ?

  • Oui, absolument.. c’est l’ère de l’hyper consumérisme, d’un capitalisme sauvage, de la destruction des idées, de l’environnement, de tout idéal et vérité… Donc sans être pessimiste, il faut se rendre compte que de l’ère de l’intellectuel comme l’ère politique est révolue. La politique était partout, particulièrement sous le régime autoritaire de Ben Ali, et peut-être que pour en échapper on s’est réfugié dans l’art avec une sublimation assumée et sincère. Là, c’est la cacophonie de masse, reprise et amplifiée par les médias… Quelle pensée, à part celle du consensus et de la médiocratie, peut naître dans ce genre de climat, si on peut appeler ça une pensée…

En 2014, en pleine année électorale, vous avez sorti «7 et ½» un documentaire qui retrace l’année 2011 de la révolution jusqu’aux premières élections. Quelle idée avez-vous aujourd’hui de cette période ?

  • C’est un documentaire prémonitoire… et cela dit la gravité de notre situation parce que depuis ces images, 8 années se sont écoulées. Le pays coule inlassablement, le jeu des fausses promesses électorales, les déceptions, le surplace politique avec moins de morale et d’éthique. La réalité est presque un remake grotesque du documentaire…c’est alarmant, je pense. Maintenant le vrai danger c’est le désespoir, qui est le meilleur terreau pour les pires formes de pouvoir et de soumissions.

Quel est le combat qui garde un sens pour vous aujourd’hui ?

  • Si je peux paraître pessimiste ou défaitiste, je ne renie aucun engagement, pour ce qui a du sens pour moi. Je reprends espoir dans le cinéma tunisien par exemple et dans cette dynamique nouvelle et qui, je pense, est une lame de fond et peut être la vraie seule révolution, du moins là où le changement est réellement palpable. L’image est une démocratie, ou presque désormais en Tunisie. Mais, aujourd’hui, je peux me prétendre activiste et militant pour une cause, minoritaire certes, celle des animaux. Je me bats par tous les moyens, à travers les associations, les réseaux sociaux, pour sensibiliser, appeler à stériliser les chiens et les chats, alerter sur la maltraitance des animaux. Je pense que la condition animale est une cause humaine et humaniste et qu’être indifférent aux souffrances de ces êtres vivants n’est pas un signe de bonne santé d’une société et c’est une des maladies de la société tunisienne malheureusement !

Par Amel Douja DHAOUADI

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