À PEINE J’OUVRE LES YEUX DE LEILA BOUZID, MULTIPRIMÉ : LE PARI DU RÉALISME

Par Hassouna Mansouri – africine.org – Publié le 18/10/2015 

Leila Bouzid a choisi de camper l’histoire de son film à l’été 2010. Qu’est-ce qui aurait changé si elle s’était plus collée à l’actualité, elle qui se réclame d’un cinéma plutôt réaliste ? N’empêche que la jeune cinéaste se présente comme l’une des figures de proue d’une nouvelle génération de cinéastes tunisiens à la recherche de nouvelles histoires, et de nouvelles manières de les raconter. Ainsi, ils pourront répondre à une attente qui se laisse voir à travers l’accueil dont profite À Peine j’ouvre les yeux par des festivals importants comme celui de Toronto et Venise (Prix du Public et Label Europa) il y a quelques semaines et maintenant Namur (Bayard d’Or de la meilleure Première œuvre de fiction), ainsi que Saint-Jean-de-Luz (meilleur film, interprétation féminine pour Baya Medhaffer et Prix du Public). Il faut ajouter à la liste la 4° édition du Festival International du Film Indépendant de Bordeaux (fifib 2015), où la Tunisienne a été couronnée par le Prix du jury Erasmus+).

À Peine j’ouvre les yeux pourrait être dit un film de potes, ce qui louable. Les personnages appartiennent à la même génération que celle de la réalisatrice. Certains ont contribué directement au projet, comme Ghassan Amami, auteur des paroles des chansons. Cela promet un regard plus frais sur la société tunisienne et même un discours plutôt cru sur ses dysfonctionnements. Bouzid évite, en effet, les terrains battus comme ceux de la tradition et la modernité, le drame social, et les sujets bateau comme la religion, la situation de la femme, etc. Elle fait le choix, probablement sous le poids de l’urgence de l’actualité, de faire un film explicitement politique et de jeunes.

Malheureusement, elle accompagne cela par d’autres choix moins pertinents. Dater le film d’avant le changement politique en Tunisie est un tant soit peu problématique. Il y a un parti pris, conscient ou non, que les choses ont changé. Une position difficile à vérifier et certes moins à défendre. Cela fausse l’esprit de corps-à-corps avec la réalité que le film a l’intention d’avoir. On comprendrait cela mieux si l’on comparait ce film avec Microphone de l’Égyptien Ahmad Abdalla qui est situé aussi en l’an 2010 et qui parle aussi d’un groupe de jeunes chanteurs et musiciens en prise avec le pouvoir politique. L’actualité du film, produit la même année, contribue énormément à sa force et à sa pertinence. Par contre, l’inactualité du film de Leila Bouzid lui enlève tout cela.

 

Le réalisme du film a du mal aussi à se confirmer au niveau de certains choix de mise en scène. Le tournage dans des décors naturels, les rues de Tunis, les moyens de transport en commun, les bars, a bien une facture quasi-documentaire. Toutefois, cela se perd sous l’effet d’un lyrisme exagéré du chant. Les séquences musicales et poétiques n’auraient-elle pas gagné en pertinence et en impact si elles étaient plus concises en laissant plus de place pour l’image. Leur ampleur, par contre, sans que cela n’enlève rien à leur force et beauté en tant que textes, réduit le film à servir de cadre pour leur «mise en scène». Tout devient prétexte pour préparer leur avènement. Est-il important pour la cohérence du film que les morceaux chantés soient complets ou du moins aussi longs ? Le film a du mal à s’engager franchement dans la voie de la comédie musicale. Ce qui aurait été possible. Mais on n’en est apparemment pas là.

Le film a donc les défauts d’une première œuvre d’une réalisatrice qui tâtonne à l’image de cette génération de jeunes Tunisiens qui se cherchent, qui plus est, dans un contexte particulièrement exigeant. Dans la Tunisie nouvelle, les jeunes cinéastes sont mis face à leur responsabilité : trouver les formes d’expression adaptées à la nouvelle réalité sociale. Leila Bouzid en a l’intention certes, … les moyens peut-être. Quant à la force d’engager un bras de fer avec la réalité en toute assurance et pénétration, elle a du chemin à faire. Le Bayard d’Or pour la première œuvre reçu à Namur lui donnera certes des ailes. Rendez-vous au prochain film !! À Peine j’ouvre les yeux sort au cinéma, en France, le 23 décembre 2015, distribué par Shellac.

Par Hassouna Mansouri

Source : http://www.africine.org/


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