AIDA BEN ALAYA, RÉALISATRICE TUNISIENNE – LA RÉVÉLATION DES JCC ? – ENTRETIEN

Par Narjès Torchani – La Presse de Tunisie – 23 septembre 2010.

Matinale et ponctuelle, deux choses que vous saurez de prime abord sur Aida Ben Alaya. Cette réalisatrice tunisienne fait parler d’elle depuis quelque temps dans le milieu cinématographique. Apparue comme de nulle part, elle attise une curiosité grandissante, qui bat son plein avec l’imminente 23° édition des Journées Cinématographiques de Carthage. Pourquoi cela ? Notre réalisatrice se présente à la compétition des JCC avec deux longs-métrages qu’elle a écrits et réalisés sans avoir eu recours à la subvention du ministère de la Culture. Excusez du peu.

Avec le nombre non négligeable de cinéastes tunisiens dont les films avaient été annoncés pour les JCC et qui ne sont, en fin de compte, pas parvenus à les achever à temps, il est normal que Aida Ben Alaya fasse l’événement. Tout le monde dans le milieu a entendu parler d’elle, mais peu la connaissent vraiment. Qui est cette femme aussi discrète que mystérieuse ?

Même si sa production a pris du temps à venir, tout a commencé il y a longtemps pour elle. «Une fois mes études en agronomie achevées, pour satisfaire mes parents, je n’ai pas pu travailler dans ce domaine que j’ai très vite abandonné. Mon intérêt pour le cinéma l’a emporté», nous dit-elle. Et d’ajouter : «Je me suis formée sur le tas. J’ai regardé des centaines de films. Je n’ai pas arrêté de le faire, d’ailleurs. J’ai fait le tour des métiers du cinéma, assistanat, production… pour comprendre comment la roue tourne. J’y ai passé vingt ans».

En parallèle, Aida Ben Alaya a étudié l’écriture de scénario, à distance. À l’entendre, on s’étonne qu’elle n’ait pas fait de courts-métrages en cours de route. «À chaque fois que j’ai une idée de film et que je commence à l’écrire, je me retrouve avec un scénario de long-métrage», répond-elle. Justement, parlons de ses films. Le premier, Dar Joued ou Pécheresses, a été écrit en 2000. Ce n’est que plus de six ans plus tard qu’il a pu être tourné et achevé, après avoir obtenu une aide à l’écriture et une aide à la production de la part de l’organisation internationale de la francophonie. Comme son nom l’indique, Dar Joued parle de cette institution de réclusion à Tunis, qui existait au début du siècle dernier, où l’on mettait les femmes jugées «désobéissantes et rebelles», ou accusées d’adultère, par leurs maris, pères ou frères, «pour faire revenir celles-ci aux normes de conduite et de moralité prescrites». (Voir Dar Joued ou l’oubli dans la mémoire, de Dalenda Larguèche).

L’action de Dar Joued se passe en 1903. «Plus que de Dar Joued et des femmes, le film parle d’enfermement», affirme Aida. «C’est un huis clos et il n’y a pas de flash-back. Même la manière de filmer a été choisie pour exprimer cet isolement. C’est un sujet très douloureux et il faut que cela ressorte à l’écran!», continue-t-elle fermement. L’idée du film est née suite à une histoire racontée à Aida par une amie de sa mère. Deux années de recherches, un producteur, Khaled Agrebi, qui croit au projet et une équipe soudée, faite uniquement de femmes, dont l’actrice Wassila Dari (la mère dans Dowaha de Raja Amari), qui se sont «enfermées» pour se pencher sur le tournage, ont donné le résultat que nous découvrirons, si la sélection le permet, lors des JCC.

Entre-temps, Aida Ben Alaya n’a pas arrêté de gratter du papier. Elle a écrit le scénario de son troisième long-métrage à venir, ainsi que celui de Chronique d’une agonie. L’histoire de ce film nous transporte plus d’un siècle plus tard après l’époque de Dar Joued. «Tout est parti d’une histoire vraie et contemporaine», explique Aida. «C’est l’histoire d’une descente aux enfers, celle d’une jeune fille, interprétée par Amira Chalbi, déchirée entre ses ambitions de devenir comédienne et ses obligations familiales. La présence d’un personnage masculin, que l’on peut considérer comme son double, le père perdu ou même un ange, va changer le cours de sa vie. Les hommes, même s’ils s’affichent très peu dans les deux films – il y a une seule apparition d’un homme dans Dar Joued – sont le véritable moteur des deux histoires, un moteur caché».

D’ailleurs, ce saut d’un siècle de Dar Joued à Chronique d’une agonie, Aida Ben Alaya ne le conçoit nullement comme une rupture, loin de là : «Dans l’un comme dans l’autre de mes films, il s’agit d’une parabole. L’enfermement prend actuellement d’autres formes, dans le corps comme dans l’esprit. Il n’en reste pas moins que chaque film impose, selon son scénario, sa façon de faire. Par exemple, si dans Dar Joued, les personnages sont très bavards, et ça se comprend parce qu’il s’agit de femmes isolées du reste du monde, il y a peu de dialogues dans Chronique d’une agonie». rétorque-t-elle.

Les JCC : un tremplin par excellence

Nous disions que les deux longs-métrages de Aida Ben Alaya se présentent à la compétition des JCC, qui se tiendront du 23 au 31 octobre. «En Tunisie, les JCC sont le tremplin par excellence. C’est un événement suivi par un grand nombre de spectateurs. De toute façon, si aucun de mes films n’est sélectionné, je prévois d’organiser leurs premières en parallèle avec les Journées», nous confie-t-elle. Évidemment, nous souhaitons qu’ils le soient et qu’ils constituent un pas de plus, un nouvel air et pourquoi pas une nouvelle façon de faire dans les productions cinématographiques tunisiennes.

Cela nous mène à demander à Aida Ben Alaya comment elle a réalisé cet «exploit» de cumuler deux longs-métrages sans qu’il y ait une dizaine d’années de décalage entre les deux, dans le contexte difficile que nous connaissons tous. Sa réponse ne se fait pas attendre : «Je me suis inscrite dans une logique de films à petit budget. J’ai décidé de dépasser le circuit habituel et l’interminable attente des subventions. C’est possible quand on veut raconter une histoire simple, avec plusieurs niveaux de lecture, et quand on fait un cinéma minimaliste et épuré», affirme-t-elle avant de reprendre : «Il faut en même temps avouer que, malgré cela, les problèmes et les difficultés que j’ai rencontrés durant la préparation et le tournage de Dar Joued étaient dignes de me décourager. D’ailleurs, l’histoire de mon troisième long-métrage nécessite un grand budget : donc le combat se poursuit. Faire un film coûte cher et cela est de plus en plus vrai. Quand un réalisateur tunisien» arrive à faire un film, il n’est jamais sûr de pouvoir en faire un autre. C’est peut-être pour cela que l’on voit des films surchargés, éparpillés, dont la somme ne donne pas «le cinéma tunisien» mais plutôt «des films tunisiens». Sans compter le métier de scénariste, quasi inexistant en Tunisie, qui nous oblige à écrire nos scénarios nous-mêmes, l’absence de circuit de distribution local pour les films, etc.».

Mais alors, pourquoi Aida Ben Alaya fait-elle du cinéma ? «Pour m’exprimer, pour me faire plaisir, pour raconter des histoires qui me tiennent à coeur, qui me font mal à moi et à d’autres, pour créer un débat… C’est une auto-thérapie», répond-elle avec un oeil brillant. Voilà qui est clair. Souhaitons-lui que son plaisir soit partagé avec le public et les critiques. Sa douleur aussi, pourquoi pas, lors de la projection de Dar Joued et de Chronique d’une agonie, lors des JCC.

Source : http://fr.allafrica.com/


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