LES JCC EN QUÊTE DE SENS

Par Hichem Ben Ammar pour cinematunisien.com

Les JCC doivent faire l’objet d’une évaluation approfondie impliquant toute la corporation afin que ce festival, devenu annuel, se reconstruise sur des bases saines et durables.

La main-mise du ministère de la Culture ,qui a toujours étouffé le festival sous son joug, est spectaculairement passée du tout au tout. Le sort de cette manifestation consacrée au cinéma arabe et africain a été confié, cette année, à une équipe de professionnels qui a eu carte blanche pour «sauver un festival en danger». A-t-on défini, au moment des nominations, un cahier de charges pour rappeler les fondamentaux du festival et éviter toute dérive ?

Ainsi, ce laisser-faire bienveillant, pour ne pas dire laxiste, a-t-il fait du ministère de la Culture le simple bailleur de fonds d’un des plus importants évènements nationaux dont il a été le commanditaire plutôt effacé, et dont il est obligé maintenant d’entériner les frasques.

Si le public cinéphile, sevré de cinéma n’y a vu que du feu, les connaisseurs et les professionnels ont bien des choses à redire à propos de cette 25° session. Si les invités étrangers ont pu observer l’image d’une Tunisie en pleine effervescence démocratique, les cinéastes tunisiens ont ressenti, eux, la violence d’un désaveu de la part d’un comité de sélection qui leur a interdit de montrer leurs travaux au grand public, à l’occasion de ce festival qui constitue l’unique occasion de mettre les films tunisiens en vedette.

Si du point de vue de la logistique, de l’accueil, de la technique de projection, les JCC ont essayé d’effacer les stigmates des précédentes sessions, il n’en reste pas moins que les choix artistiques discutables et parfois même douteux ont dévoyé le festival.

Pour que ce festival, à la crédibilité ternie, retrouve son aura d’antan, il faut obligatoirement qu’il se fixe, au niveau artistique et politique, une ligne éditoriale à même d’actualiser, à l’heure de la mondialisation, les mots d’ordre fondateurs.  Or, il semble que les JCC veuillent se positionner plus par rapport à Marrakech, Doha, Dubaï, ou Abou Dhabi que par rapport à Ouagadougou. C’est ainsi que la vocation arabo-africaine du festival est devenue un alibi. Les films du cinéma mondial y ont parfois plus de visibilité que des films africains. Les cinéastes sub-sahariens y font office de figurants. Leur présence a d’ailleurs été limitée à la portion congrue. Les films de la compétition ont été choisis parmi ceux qui se soumettent le mieux aux critères de la mondialisation. Il en est ainsi du film qui a obtenu le Tanit d’Or : Omar, et du film qui a obtenu le Tanit de Bronze dont la nationalité irakienne reste à déterminer.

Même Amel Karboul, la ministre du Tourisme avec sa tenue «hollywoodienne», semble s’être trompée d’adresse et de contexte, le soir de la clôture. On patauge donc en plein malentendu. L’esprit et la vocation des JCC sont parasités, court-circuités par des comportements mimétiques qui se réfèrent à des exemples peu adéquats. Glamour, nœud papillon et autres affectations font leur apparition forcée. Il faut dire que les modèles proposés par la mondialisation sont plus que jamais ravageurs. Comment leur opposer une alternative ? Qui veut bien encore se poser la question ?

À la radio, des journalistes, des acteurs et cinéastes n’ont cessé, toute la semaine, de rabâcher des clichés sur ce que devrait être, selon eux, un festival de cinéma. On découvre en les écoutant combien leurs propos relèvent de l’ignorance. Ils sont loin de la réalité des productions arabo-africaines qui souffrent avant tout de l’absence de marché et de la difficulté à développer des partenariats Sud-Sud. Ils ne savent pas non plus que dans la configuration géopolitique actuelle la domination politique passe par la domination et le contrôle des images. Tout le monde oublie que les grands festivals qui font rêver le public à coups de projecteurs, de paillettes et de starlettes, ne sont que les maillons d’une dynamique économique hégémonique à laquelle les JCC, ont, depuis les années 60, tenté de résister.

Anticolonialistes, anti-impérialistes, les JCC ont été créées pour être une digue contre la déferlante du cinéma dominant, mais on a de plus en plus tendance  à se le cacher en diluant les mots d’ordre initiaux dans une profusion d’images qui nous fait perdre de vue l’essentiel.

Et l’essentiel, en l’occurrence, c’est la spécificité arabo-africaine de la Tunisie. C’est même cette formidable richesse qui peut permettre aux JCC de se démarquer, tout en se mesurant à des festivals qui ont perdu leur âme ou qui n’en n’ont jamais eu. Le fait  d’accompagner l’augmentation de la production nationale, à la faveur de la brèche ouverte le 14 janvier, est à même de déclencher, sous nos cieux, un processus salutaire de réformes et même servir d’exemple à d’autres pays. La promotion du cinéma tunisien aux JCC est donc une nécessité. Il n’y a pas encore tant de films que ça à départager et il ne s’agit pas de concevoir un programme fourre-tout, mais bien au contraire de proposer un miroir fidèle de l’actualité cinématographique tunisienne en acceptant de valoriser la diversité  que nous offre ce moment révolutionnaire.

La 25° session qui vient de s’achever dans un climat très tendu, aurait pu très facilement éviter la crise si la direction du festival et le comité de sélection avaient agi avec plus de doigté à l’égard du cinéma tunisien. Il aurait fallu, grâce à un dosage habile et sage, fédérer les cinéastes autour d’un projet national en lui donnant de la cohérence. Mais voilà que l’exclusion et la marginalisation sont venues foudroyer le paysage, lacérant un tableau qui aurait pu être homogène.  Au nom de quoi ?  Au nom d’une vision dogmatique du cinéma qui tolère mal la coexistence. Il aurait suffi d’ajouter un film dans la compétition des longs-métrages de fiction et sept à huit films au programme du Panorama pour contenter tout le monde. Qu’est-ce que cela aurait coûté ?  Y aurait-il eu déshonneur ou mort d’homme ? Du coup, voilà que la position de principe du festival ressemble plus à un verdict ou une sanction qu’à une volonté d’élever le niveau. Cette punition se manifeste par un black-out sur tout un pan, pourtant respectable, de la production nationale.

II y avait certainement moyen de réduire le programme pléthorique pour aménager un espace dédié au cinéma tunisien. Le cycle du cinéma chilien pouvait très bien être décalé d’une année, par exemple, et la rétrospective Stephen Frears n’aurait eu que plus de visibilité au cours de la saison, quand les cinéphiles n’ont plus rien à se mettre sous la dent.

La direction du festival a quand même préféré heurter gratuitement la susceptibilité des uns, et causer du tort à de bons films, en se réfugiant derrière le paravent de la subjectivité du goût, lorsque l’argument de l’indépendance du comité de sélection a été battu en brèche. Il est évident qu’entre l’humeur et l’abus de pouvoir il n’y a qu’un pas et c’est, sous le sceau du règlement de compte avec un certain cinéma dit «conventionnel ou naturaliste», que la 25° session a finalement célébré la fragmentation du cinéma tunisien, consolidé le clanisme et attisé des conflits de toutes sortes.

Le fait de braquer les projecteurs sur des expériences radicales leur fait-il du bien ou du mal ? La réponse nécessite réflexion car cela peut fausser les valeurs et instaurer des effets de mode. Comment apprécier ces films en testant la sincérité de leur exigence ? De tels essais ne sont-ils pas faits pour rester à l’état «sauvage», libres ? Le fait de les admettre dans le cénacle n’est-il pas une façon de les capturer et de les mettre au zoo, avec le risque de châtrer leur fronde ? En tous cas, l’éventualité de les compromettre ou de les récupérer n’est pas exclue puisqu’un festival comme les JCC est une manifestation officielle qui fixe les normes.

Intronisés, pris comme modèles, ces exemples, initialement marginaux, peuvent ouvrir les portes à toutes les impostures, ce qui peut encourager des jeunes attirés par la faisabilité, sur la voie de la facilité, du collage et du racolage. C’est pourquoi il est préférable de considérer ces œuvres singulières avec d’autant plus de précautions qu’elles peuvent, en proliférant, grâce à l’outil numérique, alimenter un nouvel académisme si ce n’est un maniérisme figé et, dans le pire des cas, banaliser la complaisance et la démagogie.

Érigées en chapelle, les JCC se sont donc donné le droit de faire disparaître des films en jetant sur eux l’anathème. Cela trouve confirmation dans le catalogue, où des éditoriaux qui sonnent comme des déclarations de guerre, incitent à la rupture avec des courants cinématographiques jugés classiques. Nous sommes invités à prendre acte de ces positions sectaires, traduites en choix et mises à exécution sous forme d’un programme distillant une vindicte injustifiée à l’égard de tout ce qui ne correspond pas à une certaine tournure d’esprit.

En focalisant l’attention sur un cinéma fauché produit avec des bouts de ficelles, le festival ne fait pas que l’éloge de l’indigence et de l’art pauvre, il pose un problème fondamental, à savoir celui du financement du cinéma arabo-africain pour lesquels des générations se sont battues. En montrant des films débridés, réalisés par des cavaliers solitaires ou des francs-tireurs en dehors des normes de productions habituelles, c’est toute la tentative de structurer un métier qui est remise en cause et bousculée. Ainsi, le festival vient-il couper l’herbe sous le pied de nombreuses générations qui ont milité pour un assainissement du secteur cinématographique. Quelles solutions le festival préconise-t-il pour permettre au cinéma arabo-africain d’évoluer aujourd’hui dans le concert universel des images ? La solution individuelle qui consiste à faire des pitreries avec une petite caméra en se regardant le nombril ou celle qui consiste à rentrer de plain pied dans le moule du partenariat international mondialisé ? Entre les deux, point de salut ? En donnant prioritairement de la visibilité à ces deux voies principales, le festival tourne résolument le dos aux revendications nationalistes que les JCC n’ont eu cesse de défendre.

Quand on sait que le seul film tunisien sélectionné en compétition (alors qu’il y avait deux places disponibles), a couté moins de 10 000 Dollars, on comprend mieux la nature de l’enjeu et on se demande si  cette manière de sonner l’hallali est bien responsable.

La colère engendrée, au sein de la corporation, par une provocation aussi violente aurait pu déboucher sur des actions belliqueuses ou des dérapages verbaux. Au contraire, et c’est tout à leur honneur, les cinéastes exclus du festival ont tous eu des positions dignes et élégantes. Mêmes si les demandes d’explication n’ont pas été convaincantes, les critiques formulées sont restées dans le cadre de la bienséance pour ne pas fragiliser un acquis auquel les professionnels tiennent beaucoup.

Tout cela pour dire enfin que cette exclusion préméditée de certains films tunisiens s’inscrit dans le cadre d’un conflit qui ne veut pas dire son nom. Deux syndicats de producteurs antagonistes (le syndicat des producteurs de courts-métrages et le syndicat des producteurs de longs-métrages) se livrent depuis des mois une guerre larvée sous le regard indifférent du ministère de la Culture. Vus sous cet angle, les choix éditoriaux de la 25° session deviennent limpides et tous les non-dits prennent du sens, notamment celui qui entoure l’innovation du festival à savoir la compétition nationale du court-métrage qui a été lancée sans consultation et qui vient doubler celle qu’organise l’association des réalisateurs, au mois de février.

Je peux donc à présent l’affirmer sans me tromper : ce qui s’est produit au cours de la 25° session des JCC n’est que la manifestation d’une discorde fratricide en cours. Cela a des relents de putsh entre attaques et contre-attaques. Moi qui n’appartiens ni à l’un ni à l’autre syndicat, moi qui ai vu mon film La Mémoire noire sacrifié sur l’autel des règlements de comptes, je puis vous assurer que cette lutte pour le pouvoir ne sert aucunement la culture. Elle ne peut que fragiliser le secteur, tout en retardant l’assainissement tant attendu du cinéma tunisien.

H.B


 

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