IMED MARZOUK : «LE CINÉMA TUNISIEN VIT UNE VÉRITABLE RENAISSANCE»

© Propaganda Production

ENTRETIEN : Depuis 2015, la Tunisie conquiert les grands festivals (Venise, Berlin). Un succès qu’analyse sans détour le producteur Imed Marzouk.

Propos recueillis par notre correspondant à Tunis, Benoît Delmas.

Le fardeau de la dictature ne cadenasse plus le cinéma tunisien. Sous Ben Ali, les scénarios étaient soumis au ministère de l’Intérieur… Depuis 2015, le 7° art tunisien connaît une embellie internationale portée par deux films, l’un couronné à Venise, le second à Berlin. «À peine j’ouvre les yeux» de Leyla Bouzid a triomphé sur les rives du Lido, alors que «Nhebbek Hedi» de Mohamed Ben Attia était doublement sacré à la Berlinale. Le jury présidé par Meryl Streep a attribué l’Ours d’Argent du meilleur acteur à Majd Mastoura et le prix du meilleur premier film au cinéaste et producteur Mohamed Ben Attia. Deux productions qui ont ravivé la créativité du cinéma tunisien. Et les JCC 2016 ont sacré d’un Tanit d’Or «Zaineb n’aime pas la neige» de la Tunisienne Kaouther Ben Hania. Imed Marzouk a produit «À peine j’ouvre les yeux» avec son associé Nejib Belkhadi, réalisateur du formidable «Bastardo» en 2013. Ce premier long-métrage signé Leyla Bouzid s’avère un succès critique et public : «Le film s’est vendu dans une quinzaine de pays, a dépassé les cent mille entrées en France, cumule cinquante prix dans les festivals, se joue actuellement dans vingt-deux cinémas en Hollande et commence sa carrière aux États-Unis». Une présélection à l’Oscar du meilleur film étranger se profilait, mais sa candidature fut sabotée à Tunis. Malgré ce mauvais coup, Imed Marzouk avance. Ce ex-HEC, à la tête de Propaganda Productions, investit. Un film en montage, un second en préparation, un troisième en écriture. Il analyse son métier, sa place au sein de la société et ses difficultés avec l’inertie étatique.

Le Point Afrique : comment le cinéma tunisien se porte-t-il ?

  • Imed Marzouk : Nous produisons en moyenne dix films par an. Depuis deux ans, nos films s’exportent avec l’émergence d’une jeune génération de réalisateurs, de producteurs, de talents. Cependant, nous produisons avec difficulté pour des raisons structurelles. Le secteur du cinéma est régi par des lois qui datent de 1960, avant l’arrivée massive des télévisions, du DVD, des chaînes payantes… Il n’y a aucune volonté politique pour changer cela. Il faudrait que des députés s’emparent du dossier, mais, à leurs yeux, nous sommes au mieux des «privilégiés», au pire des «assistés».
    L’explosion du paysage audiovisuel tunisien (PAT), avec une quinzaine de chaînes privées, n’a pas profité au cinéma tunisien. Ces chaînes sont souvent contrôlées par des hommes d’affaires proches du pouvoir, ce qui explique qu’aucun politique ne prendra le risque de leur demander d’investir un minimum dans le cinéma national. Pour une diffusion d’un programme de court-métrage, on nous propose 400 dinars (180 euros), ce qui ne couvre même pas les frais de transferts techniques. Le CNCI (le Centre National du Cinéma et de l’Image, équivalent du CNC français) est doté d’un maigre budget de 3,7 millions de dinars pour le financement des longs, des courts, du documentaire…. Malgré cela, nous parvenons à produire quatre longs-métrages de qualité par an.

Une renaissance à l’image de l’Iran où de la Corée du Sud ?

  • Une jeune génération de producteurs accompagne une nouvelle génération de réalisateurs. «Bastardo» a ouvert les portes en 2013. Un mouvement qui est positif pour l’image du pays. Les succès à l’international de «À peine j’ouvre les yeux» et de «Nhebbek Hedi» permettent à la Tunisie de briller. La carrière de ces deux films prouve au monde que nous avons de jeunes talents. Et que notre cinéma est devenu varié. Cela ressemble à ce que l’Iran (avec Jafar Panahi, Abbas Kiarostami…) ou la Corée du Sud (avec Na Hong-ji, Bong Joon-ho…) ont vécu. Il faut que nous profitions de cette vague pour nous donner plus de moyens, afin d’encourager les talents. Quand un film tunisien est sélectionné dans un festival étranger, c’est bon pour tout le monde ! Les techniciens tunisiens, qui sont très réputés, vont travailler au Maroc, en Algérie, au Liban… Nous avons tous les éléments pour monter en puissance. Mais les pouvoirs publics ne nous facilitent pas la tâche. Il faudrait des réformes essentielles, créer un cadre juridique adéquat, taxer les recettes publicitaires, transférer tous les pouvoirs au CNCI, et non avoir deux têtes qui gèrent le cinéma (l’autre étant le ministère de la Culture). Depuis 2011, en moyenne, un ministre de la Culture n’est resté que dix mois en poste. Impossible de réformer avec cette valse. Et la télévision doit contribuer au financement du cinéma. Le nouveau ministre de la Culture fait des réunions avec soixante-dix personnes en ce moment. Cela relève de la thérapie de groupe. Il faudrait réunir les producteurs professionnels, ceux qui produisent réellement, soit une quinzaine de personnes…

Les films étrangers ne se tournent plus en Tunisie…

  • Deux catastrophes surviennent. L’attaque le 14 septembre 2012 de l’ambassade des États-Unis par des salafistes, puis, en 2015, les Chinois veulent tourner un film d’action dans le Sud tunisien. Mike Tyson et Steven Seagal sont les stars de ce gros budget. Une équipe de cent cinquante à deux cents techniciens chinois et autant de tunisiens est prévue. L’investissement avoisine les 40 millions de dollars pour quatre-vingt-dix jours de tournage dans le Sud. Cela aurait été une manne pour la ville de Tozeur, notamment. L’attentat du Bardo coupe court à cette aventure. La préparation est stoppée net. Depuis 2012, les films étrangers ne se tournent quasiment plus en Tunisie. Deux films chinois se sont néanmoins tournés en 2015. Désormais ils vont au Maroc, malgré le fait que nous soyons moins chers et que nos techniciens soient réputés. Même les Italiens, avec qui nous avons des liens privilégiés depuis des décennies, préfèrent tourner au Maroc.

Il n’y a que douze salles en Tunisie. Toutes dans le Grand Tunis. Quid des projets de multiplexes ?

  • Le public tunisien raffole des films tunisiens. Il y a des projets de création de multiplexes. Gaumont Pathé souhaite s’installer, notamment. Il y a des pour, des contre. Ce serait une source de création d’emplois, cela permettrait aux films d’être plus accessibles. Il faut simplement imposer un quota de films tunisiens à diffuser sur les écrans pour une durée de quinze jours minimum avec une billetterie unique. Qu’on paye le ticket pour le blockbuster américain au même tarif que la comédie tunisienne. Et qu’une partie aille dans le financement des productions tunisiennes sur le modèle de ce qui se passe en France avec le CNC. Une partie du billet part dans la production de films. En fait, le cinéma tunisien souffre du même mal que d’autres secteurs : une absence de vison à long terme. Toute la culture en est victime.

Source : http://afrique.lepoint.fr/


 

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