NACER KHÉMIR : L’ART DU VISIBLE ET DE L’INVISIBLE

Entretien conduit par Asma DRISSI – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 29-10-2018

Il a réalisé quinze films, écrit quinze livres, publié chez les éditeurs les plus prestigieux, son travail pictural a été exposé partout dans le monde, mais on ne connaît de lui que sa «Trilogie du désert» : «Les Baliseurs du désert», «Le Collier perdu de la colombe» et «Bab’aziz», car Nacer Khemir est un cinéaste à art, son cinéma intemporel traverse le temps et l’espace, se lie au conte pour définir le visible et l’invisible.

«Les baliseurs du désert» est aujourd’hui en salles, une sortie très tardive pour un film produit en 1986. Cette sortie marque un événement important, Nacer Khémir nous en parle… Entretien…

Sorti en 1986, votre film «Les baliseurs du désert» sort en salles tunisiennes en version restaurée, quel est votre sentiment de revoir votre œuvre renaître ?

  • On ne peut pas parler de «renaissance». Sauf peut-être, techniquement, puisque la numérisation va lui prolonger sa duré matérielle. Le film a été numérisé par la Cinémathèque royale de Belgique, a été sélectionné à la  Biennale de Venise 2017 et classé parmi les chefs-d’œuvre du cinéma classique mondial aux côtés de Godard, Mizogushi, Lubitsh, Antonioni, Bertolucci, Spielberg…

Le jeune public qui ne connaissait pas ce film et le découvre pour la première fois, a découvert un film d’une actualité étonnante, comment l’expliquez-vous ?

  • L’essence même d’un film dit «classique» est d’être intemporel. Ce n’est donc pas étonnant qu’il reste d’actualité. Mais je rajoute que peut-être la Tunisie, pendant tout ce temps, n’a pas réussi à affronter ses vrais démons, ni à résoudre une part importante de ses problèmes.

Votre filmographie, et essentiellement, ce triptyque, «Les baliseurs du désert»,« le collier perdu de la colombe» et «Bab’aziz», baigne dans un universel où la magie et le réel s’imbriquent pour chanter la beauté du désert, pouvez-vous nous éclairer d’avantage ?

  • J’ai fait quinze films, j’ai écrit quinze livres, j’ai publié chez les éditeurs français Maspéro, La Découverte, Acte Sud, Albin Michel, etc. J’ai fait plusieurs expositions de peinture à travers le monde, mais il est vrai que la «Trilogie du désert», comme les Américains ont nommé les trois films que vous citez (qui sont d’ailleurs acquis au moins par une centaine d’universités, rien qu’aux États-Unis d’Amérique, comme Harvard, Berkley et MIT), donc cette trilogie forme le cœur de mon œuvre cinématographique, et dans ce cœur, le désert est présent comme une métaphore de l’univers, mais aussi de bien d’autres choses… En résumé, je dirai qu’il y a des œuvres qui sont là pour le confort des corps, alors que mes films sont, à mon humble avis, comme une nourriture pour l’âme.

Votre cinéma est considéré par la critique comme un cinéma esthétique et philosophique, êtes-vous d’accord avec cet avis ?

  • Dostoevski dit : «La beauté sauvera le monde». La beauté ici n’est pas un décor, elle est l’essence des choses. Elle est une forme de vérité cachée du monde. Elle est aussi une source d’amour. Là où il y a de l’amour, il y a la beauté, et là où il y a la beauté, il y a l’amour. Donc, la recherche de la beauté dans mes films est une folle quête d’amour chez moi. Je ne sais pas si mes films sont philosophiques, mais ils ne se contentent pas de raconter les apparences des choses et ne parlent pas seulement de ce qui est visible, ils essayent de raconter aussi cette part de l’invisible…On oublie toujours que l’homme est comme un iceberg, les neuf dixièmes de cet iceberg sont invisibles, cachés sous l’eau !

Le désert est un élément essentiel dans votre cinéma, il s’impose comme un décor, mais pas uniquement ; pouvez-vous nous l’expliquer ?

  • Je termine juste l’écriture d’un livre en hommage au peintre Paul Klee dans lequel j’ai rédigé des pages entières sur le désert. Le désert, pour moi, c’est la langue arabe. Tous les mots s’enracinent dans cet environnement désertique, au point que le mot «anaka», élégance, vient de «naka», la chamelle, et que le mot «jamal», beauté, vient de «jamal», chameau ! Il y a de çà quinze ans, j’ai publié un livre de contes qui s’appelle «L’alphabet des sables» qui parle de la langue arabe et du désert. Le désert est une étendue littéraire. Mais le désert, pour moi, est surtout le lieu de la solitude, de l’individu diminué face à l’univers, de l’éphémère de nos traces dans cette vie.

Vous êtes conteur et vous déclarez que le conte permet non seulement de s’évader, mais d’aller au cœur de l’être. A quel point le conte est-il pour vous un genre essentiel ?

  • De tout temps, la tradition orale était la base de notre culture. Malheureusement, cette tradition a totalement disparu chez nous. Mais le genre est si essentiel que l’Occident l’a vite repris pour son compte. Rien qu’en France, lorsque j’ai commencé à raconter, les conteurs pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main. Aujourd’hui, il y a plus de quatre mille conteurs professionnels ! Je peux vous dire ici que j’ai formé une bonne partie d’entre eux. La disparition du conte chez nous traduit une mort anthropologique. Il n’y a pas seulement des dérèglements climatiques et environnementaux, il y a aussi des dérèglements affectifs et des dérèglements de l’imaginaire, et ceci est dangereux.

Beaucoup de gens ne savent pas que vous êtes à la fois cinéaste, auteur, conteur et calligraphe, êtes-vous de ce genre d’artiste qui ne voit pas de barrières entre ses modes d’expression ?

  • Pour moi, la création artistique peut se décliner sous toutes les formes. Lorsque je suis touché par un thème ou un sujet, je cherche la meilleure façon pour l’exprimer. Parfois, c’est une sculpture, une autre fois, c’est un dessin, ou alors un conte. Je n’ai jamais cherché à faire un métier ou avoir une place dans la société. J’ai vécu pour les plaisirs des découvertes. Que ce soit dans les films ou dans toutes les autres formes d’expression que je pratique, la marionnette ou la calligraphie, il n’y a aucune barrière. Chaque mode d’expression a sa propre musique, mais tout ces modes mènent à ce goût extraordinaire de la liberté ; créer sans limite, sans barrières, c’est être libre comme dans un désert.

Vos deux derniers films, «Looking for Muhyiddin» et «Whispering sands» n’ont pas eu de sorties en Tunisie, considérez-vous que vos films sont des œuvres qui ne s’adressent pas au large public ?

  • Comme je le dis plus haut, j’ai réalisé quinze films. A part quelques passages à la télévision nationale pour trois d’entre eux, mes films n’ont pas été présentés au public tunisien. Cela n’est pas de mon fait. J’ai même proposé à un distributeur d’exploiter «Looking for Muhyiddin» sans me payer des droits et de prendre toutes les recettes pour lui, mais il n’en a pas voulu ! Ce n’est pas moi qui ne souhaite pas montrer mes films ici en Tunisie, ces mêmes films qui sont présentés dans le reste du monde sur les cinq continents, ne trouvent pas preneurs ici dans mon propre pays. Peut-être les distributeurs les jugent indignes du public tunisien…

Auteur : Entretien conduit par Asma Drissi

Ajouté le : 29-10-2018

Source : http://www.lapresse.tn/


 

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