NASSREDDINE SHILI RÉALISATEUR — ENTRETIEN

«C’est ce film qui m’a choisi…»

Entretien conduit par Salem Trabelsi – La presse du 3-12-2018.

Après deux courts-métrages «Boutellis», «Chakwak» et un long-métrage de fiction «Marwessbar», Nassreddine Shili revient avec un documentaire poignant, «Subutex», sélectionné dans la compétition officielle des dernières JCC et qui sera sur nos écrans à partir du 5 décembre. Entretien.

Votre évaluation de la réaction du public après la projection de votre film «Lakcha meddenia» (Subutex) lors des JCC ?

  • J’ai été agréablement surpris par la réaction du public et des critiques lors de cette projection. Cela a dépassé mes attentes, vu que le film est assez choquant quelque part. Mes craintes d’avant la projection se sont dissipées. Les gens ont aimé ce film, en ont longuement débattu et il y a eu même une projection supplémentaire. Il y a eu également  des projections à guichet fermé et ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est que les tickets ont été vendus au marché noir…  Le film contient également des séquences de violences physique et verbale qui sont passées parce que cela s’inscrit dans le concept et l’écriture de ce documentaire. J’étais très surpris par le fait que le public et les critiques soient plus ouverts que certains cinéastes conservateurs.

Vous avez choisi des personnages  choquants et parfois rebutants. Pourquoi ?

  • Je n’ai rien choisi au fait, c’est ce film qui m’a choisi. Lors du tournage de mon film «Marwessbar», j’ai rencontré Rzouga et Fanta qui habitent le quartier où l’on tournait. Rzouga figurait en tant que silhouette, mais aussi en tant que «connaisseur» qui va nous expliquer comment préparer une dose de Subutex. Ce soir-là Fanta est venu le chercher et ils se sont chamaillés devant moi. Le directeur de production allait les virer. Mais j’ai tenu à les garder et à les suivre plus tard. Dans ce film, je m’interroge vraiment sur mon rôle : suis-je réalisateur ?  «créateur» ? Parce que ma relation avec ce film ressemble à la conception artistique de la sculpture. Il y a une école qui prône le fait que le visage qu’on doit sculpter existe déjà  dans le bloc de marbre et il suffit de le mettre en valeur et une autre école qui dit que le visage est dans la tête du sculpteur et que c’est à la matière de lui obéir. Avec ce film, je dirais que j’appartiens à la première école. Dans  ce film, l’espace en lui-même est un personnage aux côtés de Rzouga, Fanta et Negua. Je n’ai fait que décanter la matière pour mettre ces personnages en valeur. C’est pour cela que, parfois, je m’interroge sur mon rôle…

«Lakcha meddenia»… Vous avez voulu parler d’un pan de la société tunisienne oublié par tout le monde ?

  • À mon sens, c’est une catégorie sociale dont personne ne parle, elle est oubliée. En tant que personne qui s’intéresse à la chose publique, je pense que ces gens-là ne figurent dans aucun programme des partis  politiques, lesquels programmes ne me sont pas inconnus. Les partis de gauche s’occupent du prolétariat et des ouvriers, les personnages de ce film sont moins que le prolétariat. Les partis de droite, non plus, ne s’intéressent pas à eux. La société civile qui prétend s’occuper des gens marginalisés voit ses actions loin d’être efficaces. Je dirais même  que certains utilisent ces gens marginalisés et ces accros à la drogue comme fonds de commerce. Ces personnages n’existent pas légalement dans notre société parce qu’ils n’ont même pas une carte d’identité nationale. Dans l’espace où ils vivent, il n’y a pas la moindre présence de l’Etat… Même pas un poste de police ou une pharmacie… aucune présence d’agent qui assure la sécurité. À mon avis, l’Etat refuse de reconnaître l’existence de ces gens-là. C’est  pour cela que les conservateurs ont peur de cette image qui leur fait honte quelque part. Des gens comme Rzouga et Fanta existent par milliers.

«Subutex» pose aussi le problème de l’addiction à la drogue et à ses conséquences désastreuses.

  • Effectivement. C’est aussi un sujet  qui fâche l’Etat. L’une des facettes de l’hypocrisie des responsables et de l’élite, c’est leur attachement à garder intacte la loi 52 qui interdit l’usage du cannabis. S’ils tiennent à garder cette loi, c’est parce qu’elle sert d’arbre qui cache la forêt, parce que lorsque l’on braque le regard sur le cannabis, on ne peut pas voir ce qu’il y a derrière en Tunisie comme le subutex,  l’ecstasy, ou la cocaïne qui circulent dans les lycées et qui sont beaucoup plus dangereux que le cannabis. L’hépatite C qui infecte  beaucoup de familles à cause des seringues, comme on le voit dans le documentaire, est un dossier que tout  le monde refuse de voir. C’est un sujet que l’Etat refuse de reconnaître … Le côté officiel traite  notre image avec beaucoup de phobie…

Êtes-vous un réalisateur politisé ?

  • J’ai réalisé deux courts-métrages, «Boutellis», «Chakwak»  et un long-métrage de fiction, «Marwessbar», et maintenant «Subutex». Je ne traite jamais un sujet de manière politique, je préfère un traitement de cinéaste convaincu. Même dans mes prochains films je ne compte pas le faire…

Pensez-vous que les libertés acquises après le 14 janvier ont servi le cinéma ?

  • Ce n’est qu’une vitrine. À mon sens, les libertés en Tunisie se rétrécissent comme peau de chagrin. Auparavant, il y avait trois ou quatre tabous relatifs au président, à sa famille et à son entourage. Aujourd’hui, on peut critiquer le Président ou les ministres, mais si auparavant on n’avait qu’un seul bâton, aujourd’hui on en a plusieurs. On peut vous «corriger» par exemple au nom de la morale ou de la religion.

Votre avis sur le cinéma tunisien après ce que vous avez vu pendant les JCC ?

  • Il y a une nouvelle vague qui est en train de naître côté fiction. Cela dit, je m’inquiète pour l’avenir du documentaire dont le nombre est en recul. Il y a aussi de jeunes auteurs qui font un cinéma complètement différent. Ça me fait plaisir par exemple de voir des réalisateurs comme Mohamed Ben Attia, dont le film m’a agréablement surpris. Je vois en lui un réalisateur qui a de l’avenir. Mais malgré tous les obstacles, le cinéma tunisien est en passe d’évoluer grâce à l’effort de certains réalisateurs et producteurs.

Auteur : Entretien conduit par Salem TRABELSI
Ajouté le : 3-12-2018

Source : www.lapresse.tn


 

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