FRANCE — FESTIVAL DE CANNES : L’AFRIQUE SUR LA CROISETTE EN HUIT FILMS

L’acteur africain-américain Forest Whitaker lors de la remise de sa Palme d’or d’honneur pendant la cérémonie d’ouverture du 75e Festival de Cannes, en France, le 17 mai 2022. © CHRISTOPHE SIMON / AFP.

Par Renaud de ROCHEBRUNE – envoyé spécial à Cannes – jeuneafrique.com – 30 mai 2022 à 16:59

Le continent était bel et bien présent sur le tapis rouge du Festival de Cannes cette année. Notre envoyé spécial décrypte deux semaines de projections.

Un feu d’artifice tunisien

Sous les figues, d’Erige Sehiri ; Ashkal, de Youssef Chebbi ; Harka, de Lotfy Nathan (dates de sortie non connues, probablement à la fin de l’année).

Avec trois longs métrages présentés – un record pour un pays africain – dans le cadre de la section «Parallèle», La Quinzaine des Réalisateurs (avec Sous les figues et Ashkal) et de la sélection «officielle».

Un certain regard (avec Harka), la Tunisie a tiré un véritable feu d’artifice sur les écrans de la Croisette.

Tous trois ont été particulièrement bien accueillis – ovationnés lors de leur projection, loués par les critiques – et ont révélé de jeunes auteurs dont l’avènement semble témoigner d’un dynamisme réjouissant du 7° Art dans l’est du Maghreb. Les cinéastes ont pourtant abordé chacun et chacune de façon très personnelle des thèmes bien différents.

Erige Sehiri, première femme tunisienne sélectionnée à la Quinzaine des Réalisateurs depuis Moufida Tlatli (en 1994 pour Les Silences du palais), a opté pour un film choral. Elle nous fait partager avec Sous les figues une journée à la campagne d’un groupe de jeunes saisonniers agricoles, lycéens des deux sexes venus rejoindre des travailleurs plus âgés pour la cueillette des figues. En résulte un petit théâtre qui fait songer – elle le revendique d’ailleurs – au cinéma d’Abdellatif Kechiche pour la sensualité, ou à celui d’Éric Rohmer pour les dialogues. Sous les arbres, les personnages joués par des comédiens non professionnels se disputent, se font la cour, chapardent des fruits, évoquent un avenir incertain… Et les filles, si elles acceptent parfois de se laisser séduire, tentent d’échapper aux mains baladeuses ou au harcèlement insistant du patron.

Sous les figues © Jour2Fête

Youssef Chebbi, pour sa part, nous immerge avec Ashkal dans le cinéma de genre. Côté polar, puisque l’on assiste à une enquête menée par deux inspecteurs, Fatma et Batal, une jeune femme qui en impose et un vétéran d’avant la révolution de 2011, chargés de trouver les causes de la mort d’un squatteur d’un bâtiment dont la construction est arrêtée depuis plusieurs années. Côté fantastique aussi, puisque l’homme semble s’être immolé de façon mystérieuse – suicide, crime ? –, et qu’il n’est que le premier d’une série de victimes mortes brûlées dans le même quartier. Intrigante, l’histoire se déroule dans les Jardins de Carthage, ce quartier de la périphérie de Tunis à destination de la bourgeoisie gâtée par le régime et dont la construction a débuté vers la fin du règne de Ben Ali. Un décor de béton, aussi gris et lourd que le ciel plombé et l’ambiance générale du film. D’autant que les deux policiers évoquent régulièrement le travail d’une commission «Vérité et réhabilitation» qui doit mettre au jour les méfaits du régime de Ben Ali et pourrait menacer Batal si elle menait à terme ses travaux afin que justice soit dite, sinon faite.

Lotfy Nathan, d’une façon plus classique, suit à la trace Ali, jeune revendeur d’essence de contrebande qui opère dans la rue, à Sidi Bouzid, en Tunisie. À la dure : son fournisseur, un trafiquant d’envergure, ne lui fait aucun cadeau et Ali ne peut poursuivre son commerce illégal qu’en acceptant de se faire racketter par la police. Son rêve : partir comme tant d’autres vers l’Europe. Mais le rêve s’effondre, et sa frustration déjà pesante explose quand il se retrouve incapable de rembourser une dette familiale et doit prendre en charge ses deux soeurs. Une descente aux enfers implacable et une référence directe, tout comme dans le film de Youssef Chebbi, à l’immolation de Mohamed Bouazizi qui donna le signal du «printemps arabe».

Un film léger et lumineux avec de nombreux personnages et une version tunisienne du marivaudage ; un polar fantastique sombre et qui garde une grande part de mystère dans un décor qui semble figurer une société qui n’a pas réglé ses comptes avec le passé ; une tragédie dont le héros est voué au pire sort, car tous les vents lui sont contraires et l’horizon totalement bouché dans un pays où l’espoir a disparu, dix ans après la révolution. Trois films, donc, qui décrivent trois visages de la Tunisie contemporaine. Avec des aspects politiques en arrière-plan (Sous les figues) ou au premier plan (Ashkal et Harka) et une vision des lendemains peu optimiste (pour le film d’Erige Sehiri) ou très pessimiste (pour les deux autres). Le tout joué par des comédiens remarquables, amateurs comme professionnels – ce qui s’est d’ailleurs traduit par un prix d’interprétation décerné par le jury d’Un certain regard au bouleversant Ahmed Bassa, qui joue le rôle d’Ali dans Harka.

Ashkal © Jour2fête

Faut-il en conclure que Cannes 2022 a marqué l’éclosion d’un nouveau cinéma tunisien ? Le style affirmé de chacun des cinéastes permet peut-être de parler d’une nouvelle génération, qui comprend quelques autres membres comme Kaouther Ben Hania – présente également à Cannes cette année en tant que présidente du jury de la sélection «parallèle» de La Semaine de la Critique. C’est déjà beaucoup, mais il reste à démontrer qu’il ne s’agit pas que d’une addition de talents que seul un hasard heureux a réunis sur la Croisette.

Source : https://www.jeuneafrique.com/


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