FRANCE — ASHKAL, HARKA, SOUS LES FIGUES : À CANNES, LE CINÉMA TUNISIEN SE LIBÈRE

Par Mathilde BLOTTIERE, Caroline BESSE – telerama.fr – Publié le 27/05/22

Cette année sur la Croisette, la Tunisie se raconte à travers trois films sociaux mais solaires, reflets de l’histoire récente du pays. Un tournant pour un cinéma en train d’éclore ?

Cette année, le cinéma maghrébin, et plus particulièrement tunisien, est venu en force sur la Croisette, où trois films se déroulant en Tunisie ont été sélectionnés. Sous les figues, de la réalisatrice franco-tunisienne Erige Sehiri, Ashkal, du Tunisien Youssef Chebbi, tous deux à la Quinzaine des Réalisateurs, et Harka, dans la section Un certain regard, du réalisateur anglais d’origine égyptienne (vivant aux États-Unis) Lotfy Nathan, entièrement tourné dans le pays. Les trois cinéastes ont en commun d’avoir moins de 40 ans. Erige Sehiri et Youssef Chebbi sont de cette génération qui a dit non et s’est battue pour sa liberté.

Sous les figues met en scène une cueillette estivale dans un verger de figuiers, où de jeunes gens discutent, se draguent, se cherchent ou s’invectivent, sous les branches fragiles des arbres. «Ces personnages sont un microcosme de la société tunisienne et, par extension, de la société arabe dans lesquelles on retrouve la beauté de nos pays, mais aussi le sentiment d’étouffement et le manque d’opportunités que la jeunesse peut subir», explique Erige Sehiri, dont le film a été réalisé avec des acteurs et actrices amateurs.

«Il était très important pour moi que Sous les figues soit ensoleillé, une façon de montrer que l’on peut porter des revendications et des critiques sociales en restant du côté de la lumière. Nos films sont trop souvent durs, gris. Très forts, mais parfois lourds», analyse-t-elle. Un point de vue partagé par Youssef Chebbi. Il considère que la plupart des films tunisiens essaient d’asseoir leur légitimité en optant pour des sujets sociaux. «On a tendance à omettre d’explorer tout ce qui est de l’ordre de l’imaginaire. Avec mon film, j’essaie de raconter des motifs de la société contemporaine autrement qu’à travers un regard social et politique», avance-t-il.

La liberté de se raconter

Le cru de cette année 2022 symbolise un tournant pour le jeune cinéma tunisien. «On vit quelque chose d’assez exceptionnel, affirme Erige Sehiri, avec des films tous très différents. Un cinéma est en train d’éclore, où chacun est libre de raconter sa Tunisie».

Bien qu’étranger au pays, Lotfy Nathan a tourné sur place, notamment à Sidi Bouzid où la révolution a commencé. «Même si je pense qu’il est possible et légitime de tourner un film dans un lieu où on n’a pas vécu, ne serait-ce que parce qu’on apporte une autre perspective, rien n’aurait été possible sans l’implication exceptionnelle de l’équipe locale. J’ai été frappé par son professionnalisme et son désir de cinéma».

Fait troublant, deux des films mettent en scène des suicides par immolation, un phénomène encore très répandu dans le pays. Celui de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant, le 17 décembre 2010, avait provoqué des émeutes, à l’origine du déclenchement de la révolution tunisienne, et du «printemps arabe», ayant conduit le président Ben Ali à quitter le pouvoir. «L’immolation, c’est comme un ultime «Fuck you !» à la face du monde, estime Lotfy Nathan. Et le sentiment d’isolement et d’exclusion qui y mène me semble potentiellement universel. Alors que je travaillais sur le scénario à New York, un chauffeur de taxi acculé financièrement s’est suicidé devant le Palais de Justice».

Chacun cherche son style.

Avec Ashkal, Youssef Chebbi met en scène ce phénomène pour évoquer l’histoire récente du pays, dans un décor à l’esthétique très forte : les Jardins de Carthage, un quartier aisé dont les travaux, entamés sous le régime de Ben Ali, ont été interrompus avec la révolution. «La Tunisie est très cinégénique. Les choses existent, il suffit de les regarder avec un peu plus d’attention et d’y placer un cadre, une caméra», explique le réalisateur, dont le film dégage une troublante étrangeté avec ses scènes d’immolation, d’une fascinante beauté. «Ce geste un peu mystique, voire religieux, se veut prophétique aussi».

Si on ne peut pas encore parler d’industrie du film en Tunisie, les cinéastes font preuve d’une grande solidarité les uns envers les autres. «On regarde nos films, on se fait lire les scénarios, on s’envoie des décors, des repérages, des coups de cœur sur des comédiens et des comédiennes, on échange beaucoup», raconte-t-il encore. Pour l’heure, chacun cherche son style. «Il est encore trop tôt pour identifier une esthétique homogène, comme pour le cinéma iranien. Il faudra produire beaucoup plus de films pour qu’une marque de fabrique émerge, conclut Erige Sehiri. J’ai l’impression qu’on se libère de quelque chose et, se libérer, c’est long !».

Source : https://www.telerama.fr/


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