De la journaliste franco-tunisienne à Paris, Fériel Berraies Guigny – babnet.net – 12 juin 2006
De retour de la Croisette, après avoir présenté sa dernière fiction au Festival de Cannes, la cinéaste Selma Baccar, accompagnée de l’équipe de son film, a présenté «Khochkhach» au public franco-tunisien venu la rencontrer. C’est avec un sentiment de vive émotion et de grande nostalgie pour «nos mouatinine fil kharej» que la projection s’est déroulée, le 7 juin, à l’Institut du Monde arabe, sous l’aimable patronage de Son Excellence l’Ambassadeur de Tunisie à Paris, Raouf Najjar, entouré de ses principaux collaborateurs.
Après une courte introduction où nous avons pu voir de «près» la cinéaste, le producteur et également les deux protagonistes principaux du film : Rabia Ben Abdallah et Raouf Ben Amor, la séance de projection s’est prolongée par un débat public.
Fidèle et égale à elle-même, Mme Baccar ne s’est pas démontée face à la première critique d’un confrère libanais qui lui reprochait des longueurs et des scènes de nudité jugées inutiles (scène où l’héroïne est au hammam). Pour elle, le rapport avec le corps, qui est très ouvert dans le cinéma tunisien, ne devrait en rien entacher la qualité de la production cinématographique. Il est vrai que le cinéma tunisien est précurseur et reste très «aficionado» au thème du hammam que l’on retrouve aussi bien dans «Asfour Estah» de Férid Boughedir que dans «La Saison des hommes» de Moufida Tlatli. Et nous n’hésitons pas par ailleurs à filmer des «scènes d’amour» comme dans «Les Silences du palais», ou dans bien d’autres productions de notre cru national. Sans afficher ostentatoirement la «révolution sexuelle de la femme tunisienne», le 7° Art tunisien revendique avant tout son indépendance d’expression, loin de tous les débats socio-éthiques de la culture arabe. Si la femme tunisienne est trop «émancipée», au point de laisser entr’apercevoir sa nudité à l’écran, qu’à cela ne tienne. Et nous saluons justement le courage et le manque d’hypocrisie de certains cinéastes qui nous montrent sans détours et sans ambages un des aspects les plus importants de la condition féminine.
Répondant aux questions de Réalités qui l’a félicité de sa participation au Festival de Cannes 2006, notre journal s’est enquis de savoir comment Selma Baccar voyait la place du cinéma arabe et national dans la grande famille du cinéma occidental. La cinéaste a expliqué qu’elle ne voulait pas rentrer dans les clichés et les généralités et qu’elle revendiquait un droit à la différence dans sa vision de cinéaste. Mais Madame Baccar, vous dites que vous ne voulez pas entrer dans les clichés ou les généralités quand on parle de cinéma arabe, or force pour nous est de constater dans votre réponse, que malgré tout vous revendiquez un droit à la singularité du fait de certains de vos choix et vous revendiquez une identité propre qui vous distingue du reste. Que l’on veuille ou pas, le cinéma arabe ou, si vous voulez enlever les étiquettes le cinéma de chez nous, est bien particulier pour le regard occidental. On est loin des productions commerciales et des films à gros budget, certes. Mais, plus important encore, notre regard par rapport à notre propre cinéma est différent. Nos tableaux sont la plupart du temps tirés de la condition humaine, rien de très léger en général et les thématiques sont toujours relatives aux problèmes de société. Il est rare de voir une production tunisienne qui n’évoque pas, sous-jacente, une thématique existentielle. Nous ne faisons pas du «Adel Imam», nous ne faisons que très peu de comédies. Ce n’est pas une critique, c’est un constat. Et votre fierté d’appartenir à la famille de production cinématographique Sud-Sud (c’est-à-dire sans financement «occidental») vous range dans une catégorie bien proche du cinéma d’art et d’essai, ce qui ne retire en rien à sa qualité. Vous parlez de la puissance du marketing et de la publicité, oui elle existe et elle est indissociable de toute œuvre qui mérite de se faire connaître. Mais il est vrai que le prix de l’indépendance cinématographique se paye. Certains confrères tunisiens, par exemple Naceur Khemir, ont par contre opté pour le choix Nord-Sud et cela s’en ressent au final.
S’agissant de «Khochkhach», au-delà du contexte historique et culturel du film, il reste que l’œuvre cinématographique est avant tout une question «d’appréciation personnelle» de sensibilité que l’on connaisse la culture (ou pas) du pays. Et c’est sur cela que Selma Baccar a misé. À travers ce tableau très émouvant racontant l’histoire d’une femme qui ploie sous le joug de son destin, on constate aujourd’hui, nous femmes contemporaines tunisiennes, toute l’avancée de nos acquis sociaux et juridiques. Mais plus que cela, nous constatons également l’importance de la dialectique des rapports entre homme et femme. Une thématique toujours d’actualité quelle que soit l’époque où nous vivons. Selma Baccar l’a bien déclaré « une œuvre cinématographique n’appartient pas à son auteur, mais au public » et c’est à lui seul de juger et d’apprécier. Si le débat sur la douleur, la recherche éternelle de l’amour et de la reconnaissance, pour en finir sur la quête de la sérénité, sont cruciaux pour nous, certains sujets tabous de notre société n’ont pas été mis en sourdine : de la dépendance à la drogue, à la sexualité, à l’homosexualité, le voile est levé sur toute une série de non-dits qui existent au sein de notre société arabo musulmane ; et même si la Tunisie se targue d’être ouverte et émancipée, force est pour nous de constater que subsistent toujours des faux-semblants dans notre société. Certains critiqueront le film de Madame Baccar en disant «qu’elle nous dresse le portrait d’une condition féminine féodalisée et révolue». D’autres penseront au contraire que ce voyage dans le temps nous a permis de nous remettre en question pour réaliser que certaines questions de fond sont toujours d’actualités.
L’histoire racontée dans ce film est touchante, elle montre la capacité de l’être humain à l’autodestruction mais surtout la relation de sur-dépendance de ce dernier face au tissu social, sa fragilité face aux ragots qui le déconstruisent. On ressent une certaine fascination pour l’héroïne, cette Tunisoise «bien née» qui lentement échoue dans la folie et la déchéance, sous le poids des contraintes sociales et de l’hypocrisie. Contraintes qui, si elles ont changé de nature à notre époque, restent omniprésentes dans l’inconscient collectif.
Cependant, le jeu de certains acteurs est par moments un peu théâtral et parfois déroutant, retirant quelque crédibilité à certaines scènes. L’entrée fracassante de Rabia Ben Abdallah, échevelée, criant «tizaneti tizaneti», nous semblait dans le «jeu» excessive et frisant la parodie. À maintes reprises, avec la musique tonitruante qui l’accompagnait, nous avions plus eu l’impression d’être dans une «scène de théâtre» où tous les faits et gestes sont grossis à un point tel que cela frise la parodie. C’est bien pour cela que le terme théâtral est devenu un adjectif signifiant exagération. Nous saluons par contre le jeu de la fille Hen Fahem, tout en douceur et en sensibilité. Également la présence silencieuse, mais qui crève l’écran, d’Alaeddine Ayoub, le compagnon de cellule.
«Khochkhach» est un film qui fait réfléchir, ce n’est pas un film léger, il est dérangeant à maints égards et nous rappelle qu’à défaut d’être maître de son destin, c’est notre destin qui risque d’être maître de nous.
Interrogée sur le triomphe du film politique au Festival de Cannes au détriment des méga-productions américaines, la cinéaste s’est lancée dans un débat critique sur le film politique qu’elle n’abordera jamais.
Mais dénoncer certains tabous pour faire progresser la société, c’est très politique, Madame Baccar, et vous le faites très bien.
Fériel Berraies Guigny
12 juin 2006
Source : babnet.net
Poster un Commentaire
Vous devez être connecté pour publier un commentaire.