LES SALLES DE CINÉMA À NOTRE ÉPOQUE

Notre époque

Par Kamel Ben Ouanès (L’Expression)

À l’aube de l’indépendance, il y avait en Tunisie 120 salles de cinéma. Aujourd’hui, elles ne sont que quatorze. En un demi-siècle, l’érosion a été si vertigineuse que tout laisse à penser que, d’ici peu, il n’y aura en Tunisie plus aucune salle de cinéma.

Meilleure illustration de cet appauvrissement de notre parc de salles de projection: dans le centre névralgique de la capitale, la fermeture des salles avance d’une façon irrémédiable. Après la salle des Champs-Elysées il y a trois ans, c’est au tour de la belle salle Le Parnasse, propriété du groupe Goubantini, de connaître le même sort. On chuchote déjà dans le milieu des exploitants la fermeture imminente de la salle Le Mondial, qui serait détruite afin qu’un ambitieux projet immobilier puisse être érigé sur son emplacement. Et le feuilleton «macabre» continue, sous le regard impassible et indifférent du public.

Certes, l’État a arrêté quelques mesures urgentes pour venir au secours du secteur de l’exploitation. C’est ainsi qu’en cinq ans, de 2002 à 2007, pas moins de 3,32 millions de dinars ont été alloués au programme de mise à niveau des salles de cinéma. Mais cette somme n’a servi à rien. Le parc de salles continue à se rétrécir comme une peau de chagrin, et pour cause ! On ne peut pas administrer un remède efficace tant que le mal n’a pas été correctement identifié à ses racines.

Des salles quasi-désertes

Bien sûr on a avancé plusieurs hypothèses, telle la concurrence déloyale des chaînes de télévision ou la multiplication des supports numériques. Mais, le vrai mal se situe peut-être ailleurs : la culture n’est pas perçue comme une composante essentielle dans le quotidien du Tunisien. Aux yeux d’une frange importante de la population, les activités culturelles (la lecture, le visionnage d’un film ou la visite d’une galerie ou d’un musée, etc.) sont assimilées à un anodin et superflu, passe-temps dont on peut volontiers se passer par ces temps difficiles ! «Il y a des urgences, des priorités pour un monsieur tout-le-monde», lit-on dans un mémoire académique soutenu l’année dernière.

En vérité, on n’a plus besoin de gloser davantage sur les causes de ce phénomène. L’explication fut exposée en long et en large par les «observateurs avertis, les experts brillants et les critiques engagés». L’essentiel à retenir est que la société semble avoir abdiqué devant la fatalité de ce phénomène.

Avons-nous vraiment besoin de salles de cinéma ? Cela fait des années que beaucoup de nos concitoyens, même cultivés ou instruits, ne fréquentent plus les salles obscures. Mieux encore, des régions entières en sont dépourvues. Et personne n’a crié au manque. La preuve est que, dans notre belle et lumineuse contrée, nous pouvons nous passer de toute activité culturelle et a fortiori de la salle de cinéma.

L’âge d’or de la piraterie des films

Mais, paradoxalement, la situation n’est pas aussi simple qu’on peut le croire. Si bien que nous pouvons scander en chœur : «La salle de cinéma est morte, vive le cinéma !». Et pour preuve : jamais la cinéphilie n’a été aussi gâtée que ces dernières années. Des milliers de vidéo-clubs assurent un réseau de distribution tentaculaire qui atteint les points les plus reculés du pays. La piraterie des films est aujourd’hui à son âge d’or. Films classiques, films récents, œuvres perdues depuis des décennies qu’on exhume fièrement pour le bonheur des cinéphiles. Nous sommes tous devenus voleurs d’images, parce qu’on aura peu de chance de voir ces films programmés un jour dans notre pays. Seul ce circuit marginal, souterrain, informel et labyrinthique est en mesure de nous en offrir l’opportunité.
Combien de films circulent dans ce réseau ? C’est toute l’histoire du 7ème Art qui se met en branle dans une véritable cinémathèque virtuelle, constituée, à force de gravure et de décalque, aussi bien dans nos quartiers huppés que dans nos bourgs reculés. On y croise les grands succès hollywoodiens, les chefs d’œuvre de l’histoire du cinéma, les films mineurs ou expérimentaux de quelques cinéastes excentriques. Fabuleux trésor qui exprime tout à la fois la vitalité du cinéma et la menace (réelle ou fallacieuse) qui pèse sur lui.
Dans ce sens, le DVD et la piraterie qui s’en est suivie seraient, peut-être, une déroutante réaction du cinéma contre la chronique de sa mort annoncée.
La disparition de la salle de cinéma ne nous empêche pas, en Tunisie, de continuer à produire des films. D’autant plus que, depuis toujours, la rentabilité de notre production dans les salles n’a jamais conditionné la carrière commerciale d’un film ou déterminé l’avenir d’un cinéaste.
Nous devons poursuivre notre bon chemin et continuer à composer des opus cinématographiques pour que les couleurs nationales puissent être hissées dans les festivals internationaux, pour que notre culture locale soit présente sur les chaînes ou dans le circuit du DVD original ou piraté, pour que les traits de notre époque, avec ses espoirs et ses angoisses, soit mémorisée et transmise à la postérité, pour que nos cinéastes puissent contribuer à édifier notre patrimoine culturel et identitaire.
Tout cela indique que l’histoire du cinéma a atteint un seuil où la production est nettement séparée de l’exploitation. Un paradoxe qu’on a beaucoup de mal à admettre et entériner ! En tout cas, aujourd’hui, la salle est menacée de disparition. Mais le cinéma, lui, résiste. Cela est-il pour autant suffisant pour qu’on abdique devant l’érosion du parc des salles ?
Il y a plusieurs façons de faire face à cette question, selon que l’on veut être rassurant, ou au contraire critique, voire alarmiste. Le ministère de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, foncièrement optimiste, a publié, il y a quelques mois, un catalogue illustré consacré aux ‘‘Salles de cinéma en Tunisie’’. Les vingt salles recensées dans ce document ne couvrent que onze gouvernorats sur l’ensemble des régions du pays. Mieux encore, ce document n’a pas précisé que plusieurs de ces salles fonctionnent plutôt comme des salles de fête abritant les cérémonies de mariage. D’autres salles ont déjà mis la clé sous le paillasson. Ce qui signifie que le catalogue en question est déjà anachronique et ne rendra qu’un service tronqué à d’éventuels chercheurs intéressés par un sujet afférant à l’exploitation cinématographique ou à l’animation culturelle.

Les solutions futuristes

D’autres encore plus optimistes quant à l’état du parc des salles proposent de ne pas parler de salle, mais d’écran. Cela conduit à affirmer qu’il n’y a pas de gouvernorat qui ne soit doté de plusieurs écrans que l’on trouve dans les maisons de jeunes, maisons du peuple ou maisons de la culture, ou encore des espaces aménagés aux activités audiovisuelles dans les établissements scolaires ou universitaires. Qu’importe le support qu’on utilise dans ces espaces, la vidéo ou le support 35 mm, l’essentiel est que là, l’opus culturel côtoie le succès universel des titres hollywoodiens, le film amateur succède au film professionnel. Tout le monde peut voir des films, même si l’image est déformée ou floue, même si le son est défectueux, même si des interruptions nombreuses ponctuent la séance. Nous avons peu de salles, mais nous disposons de plusieurs écrans !
Puis viennent ceux qui s’engouent pour les solutions futuristes. Ils étalent avec une fierté désarmante que, d’ici peu, on vivra une grande révolution en matière d’exploitation. Les futures salles de cinéma seront dotées d’un écran qui fonctionnera par satellite à partir d’un serveur central situé quelque part en Europe ou aux États-Unis. Cela aura l’avantage, avancent-ils, en plus de la maîtrise du coût de gestion de l’espace, de proposer une alléchante offre de titres récents ou puisés dans le répertoire classique universel. La perspective d’une telle alternative nourrit l’espoir de beaucoup d’exploitants d’offrir des films au même moment que les grandes capitales du monde, avec de surcroît l’avantage de profiter de la synergie médiatique mobilisée par la critique internationale.
D’autres enfin proposent une chaîne de petites salles de cinéma, de la dimension de théâtre de poche, où on programme toutes sortes de films (longs, courts, professionnels, non professionnels, tunisiens, étrangers) projetés et ponctués de  présentations et de débats. Ce programme peut se réaliser avec le soutien des institutions scolaires et universitaires. Imaginons alors ce scénario : si dans chaque gouvernorat on s’engage à soutenir un tel petit espace, on aura créé pas moins de 25 salles au service non seulement du cinéma, mais aussi de la culture en général, car un film, pour être apprécié et saisi dans ses différentes implications artistiques et intellectuelles, a besoin d’un accompagnement critique et d’un prolongement dans les autres domaines culturels.

Kamel Ben Ouanès
Source : L’Expression

2008-09-04 07:33:34

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