AZIZA, DE ABDELLATIF BEN AMMAR : LA CONDITION DE LA FEMME… OU L’AVENIR DE L’HOMME

En hommage au cinéaste Abdellatif Ben Ammar qui vient de nous quitter à l’âge de 80 ans, et à l’ensemble de son œuvre cinématographique (en Tunisie et à l’étranger), nous vous proposons un article de Mouldi Fehri paru dans notre Revue de cinéma «Adhoua» à l’automne 1980, sur le film «Aziza» (3ème L.M de A. Ben Ammar) qui lui a permis de remporter «le Tanit d’Or», Premier Prix des JCC 1980.


«Aziza», de Abdellatif Ben Ammar : La condition de la femme… ou l’avenir de l’homme

Par Mouldi FEHRILa Revue de cinéma «Adhoua» N° 2 – Automne 1980

«Aziza» est un nouveau-né, le dernier d’une famille qui n’arrive, malheureusement, que très mal à… subsister. Très nombreux sont ceux qui, à Tunis, se sont déplacés au théâtre romain de Carthage (lors du dernier Festival de Carthage : été 1980) pour assister à la projection, en grande première de ce troisième long-métrage de Abdellatif Ben Ammar. Beaucoup d’entre eux, le lendemain, dans les cafés, les administrations et chez eux, ne parlaient que de «Aziza». Les réactions sont diverses et les discussions animées. Cependant, ce sont des impressions, plutôt favorables, qui reviennent le plus souvent: «Ce film est touchant… il n’est pas étranger à notre réalité. Et puis… c’est enfin un nouveau film tunisien… et c’est important».

Pour notre part, on se demande en fait si «Aziza» n’est, aujourd’hui, qu’une nouvelle coïncidence, ou une relance effective du cinéma tunisien ? Et la réponse nous appartient à nous tous, c’est-à-dire ceux qui se sentent concernés, de près ou de loin, par la problématique du cinéma tunisien et qui croient en la nécessité d’une action continue pour que «Aziza» ne soit pas une simple parenthèse, mais le véritable annonciateur d’une nouvelle étape… positive.

«Aziza» est un film sur la condition de la femme. Certes, mais c’est également un regard sur la société tunisienne de la fin des années 70. Telle est, du moins, l’impression qu’il nous donne dès les premières séquences.

Abdellatif Ben Ammar a peut-être voulu mettre en relief le personnage d’Aziza, puisqu’il a même cherché à l’«idéaliser», comme il le reconnaît lui-même. Mais, maintenant qu’il est achevé, ce film le dépasse.

En fait, le personnage d’Aziza n’évolue qu’à travers et par ses rapports avec les autres, essentiellement ceux qui vivent dans son entourage : Bechir, Ali, Hedi, Aïcha, Brahim et Jamila. Chacun d’entre eux est important parce qu’il représente justement un modèle, un type de personnes devenues très nombreuses en Tunisie ces dernières années.

Alors, au lieu de raconter l’histoire de «Aziza», nous préférons présenter ses personnages-clefs, en essayant de les découvrir à travers leurs rapports réciproques.

La Galerie des personnages

Amm Bechir : ce vieil artisan fabricant de bougies de fêtes a toujours vécu dans les ruelles, les impasses, les souks et les maisons de la médina de Tunis. C’est son espace favori et auquel il s’est habitué. Sa sagesse et sa tendresse, sa sincérité et son humour, raffiné, sont aujourd’hui choses rares. ET POURTANT, il ne comprend plus rien : son métier ne rapporte plus assez d’argent. Son rôle de chef de famille n’est plus qu’honorifique. Il n’a plus d’autorité. Ni ses ordres ni ses conseils ne sont plus entendus. Il est peut-être, tout simplement, dépassé ? Qui sait ? C’est du moins ce qu’essaye de lui faire croire son fils Ali, qui cherche à se lancer dans « les affaires !». Il arrive d’ailleurs à le convaincre de vendre sa grande maison de la médina et d’en acheter une plus petite dans une nouvelle cité populaire à la périphérie de Tunis. L’argent économisé sera investi, toujours sur le conseil d’Ali, dans un restaurant pour touristes. Ce changement brutal de milieu, d’habitudes et de relations sera fatal pour ce vieillard qui finit par se laisser aller.

La seule personne, en fait, qui lui restera fidèle, est sa nièce, Aziza, qu’il a recueillie dès son jeune âge et qu’il a élevée, avec beaucoup de tendresse. Pourtant, jusqu’à sa mort, il ne pourra la voir autrement que comme une femme docile ; c’est-à-dire au foyer occupée à faire les différentes tâches domestiques dans une soumission totale à lui et à son fils, donc à «l’homme».

Aziza : c’est, sans doute, le personnage central et le plus lucide du film ; une sorte de «héros positif» que le réalisateur cherche à idéaliser, d’autant plus qu’il semble s’y retrouver. D’ailleurs, tout passe par lui et c’est à travers lui que Ben Ammar juge la relation homme-femme dans une société arabo-musulmane telle que la Tunisie des années 70, qu’il n’hésite pas à culpabiliser. Pourtant, Aziza n’a rien de spécial. Elle n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Son histoire est si simple : élevée par son oncle Béchir, qui l’a recueillie dès son jeune âge, elle ne sait presque rien des conditions de disparition de son père. Elle se rappelle seulement du jour où sa mère a décidé de partir… ailleurs… pour refaire sa vie. Et elle ne dit rien ; sinon qu’elle n’a aucune raison suffisante pour désapprouver le départ de sa mère.

Pendant des années Aziza va alors rester au foyer, pour servir son oncle et ses deux fils, Hédi et Ali. Aucune personne ne viendra à son secours : ni son oncle, lui-même dépassé dans ce monde qu’il ne comprend plus. Ni Ali, dont elle déteste l’affairisme, la fuite dans les illusions et le caractère minable. Ni encore Hédi, étudiant en France, auquel elle est fiancée mais qui ne revient pas. Son passage de la médina, où elle a toujours vécu, à la nouvelle cité populaire, va totalement bouleverser sa vie. Elle va découvrir un autre monde et d’autres gens dont elle ne partage ni les préoccupations ni les habitudes. Elle fera des rencontres et observera attentivement tout ce qui se passe autour d’elle. Elle trouvera une amie, en la personne d’Aïcha. Tout cela va, progressivement, l’amener à prendre une décision : se prendre en charge et refuser dorénavant toute soumission ou dépendance vis-à-vis de l’homme.

Pour cela elle quitte le foyer de son oncle, alors qu’il est hospitalisé et se trouve un emploi dans une usine afin de prendre en main sa propre destinée.

Ali : c’est le type même de ce qu’on appelle, en Tunisie, le «Bizness». Toujours perdu dans de grandes illusions, il ne rêve que d’argent, de profit et de grandeur. Il ne croit plus ni aux valeurs traditionnelles, défendues par son père, ni au savoir, auquel s’attache son frère Hédi.

Sa rencontre avec un «émir du pétrole», Brahim, n’aura servi qu’à le rendre plus ridicule et plus minable aux yeux de sa cousine, Aziza.

Ce personnage représente un phénomène social très connu en Tunisie ces dernières années. Encouragé par un libéralisme à outrance et une immoralité de plus en plus grande, Ali n’est qu’un exemple d’une partie de la jeunesse tunisienne, malheureusement ratée et en totale perdition.

Brahim : il est le symbole d’un nouveau mythe, celui du « nouvel homme arabe qui a les moyens » et qui remplace de plus en plus l’«Occidental». Son image dans le film est un peu caricaturale, mais en fait il s’avère moins bête et plus malin qu’on ne le croit.

Aïcha : comédienne à la télévision, elle est marginalisée et rejetée par tous. On dit qu’elle est une prostituée. Mais Aziza ne partage pas cet avis et la voit comme un idéal.

En fait, elle se trompe. Car Aïcha n’est pas tellement différente des autres. Son degré d’instruction ne l’empêche pas de croire aux miracles et à la magie. Sa soif d’une fortune facile la jette dans la gueule du loup : elle partira avec «l’émir»… vers l’aventure.

Jamila : mère de plusieurs enfants, elle ne voit son mari, émigré en France, qu’une seule fois par an. Entre deux, elle a recours à la prostitution dont elle accuse pourtant Aïcha. Venant, elle aussi, de la médina, elle est totalement perdue dans ce nouvel espace.

Un cinéaste, des préoccupations et un style

Après «Une si simple histoire» et «Sejnane», Abdellatif Ben Ammar nous confirme avec «Aziza» son évolution et sa maîtrise de l’outil cinématographique.

La première remarque à faire concerne ses préoccupations. Dans ses trois longs-métrages cités ci-dessus, il y a une constante : la femme et sa société.

Dans «Une si simple histoire» la femme tunisienne est déclassée, ignorée et délaissée au profit de la femme occidentale, symbole de modernité et d’intelligence. Parallèlement, la société tunisienne est considérée comme le symbole de l’obscurantisme et de la pauvreté, par rapport à l’Occident.

Dans «Sejnane», la femme est totalement soumise à l’autorité parentale, alors que la société est en lutte pour son indépendance.

Enfin dans «Aziza», la société, en totale perdition, est culpabilisée par Ben Ammar à travers le personnage d’Aziza qui, elle, s’achemine lentement vers sa propre libération.

Quant à la deuxième remarque, elle se situe au niveau du style particulier à ce cinéaste : d’abord ses trois films sont marqués par un côté intimiste assez profond. Ensuite, le comportement de ses personnages est dominé par une évolution lente, progressive et sans aucun heurt. L’exemple d’Aziza, toujours silencieuse, froide, mais agissante et déterminée, est à ce titre assez significatif.

Une co-production exemplaire

«Aziza» sera sans aucun doute une date importante dans l’histoire des cinémas tunisien et algérien : il constitue la première co-production, dans ce domaine, entre les deux pays et ses avantages sont nombreux :

1) Il permet aux techniciens des deux pays de collaborer et de s’enrichir mutuellement par ce travail en commun.

2) Il donne la preuve que, malgré les différences d’accents et de dialectes, des acteurs de deux ou plusieurs pays arabes peuvent se retrouver dans un même film : trois personnages tunisiens sont incarnés d’une façon merveilleuse par deux Algériens (Mohamed Zinet et Dalila Rammes) et une Libanaise (Yasmine Khlat). Tandis que le rôle d’émir du pétrole, homme du Golfe, est parfaitement joué par un tunisien (Taoufik Jebali).

3) Étant donné que la partie algérienne dans cette coproduction n’est autre que la «Radio- Télévision Algérienne», il devient évident pour ceux qui n’étaient pas encore convaincus, qu’une collaboration entre la télévision et le cinéma est non seulement avantageuse mais tout-à-fait nécessaire pour le développement de nos cinémas.

Mouldi FEHRI

La Revue de cinéma «Adhoua» – Automne 1980


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