GADEHA/UNE SECONDE VIE : QUAND MALHEURS RIMENT AVEC PUDEUR

Par Zouhour HARBAOUI – Le Temps – 25 sept. 2022

Le premier long métrage d’anis Lassoued, à savoir «Gadeha/Une seconde vie» en tunisien, tourne autour des enfants, un thème fétiche du réalisateur. Car la sensibilité d’un enfant n’est pas la même que celle d’un adulte, même si le premier est dans une phase charnière.

Avec «Une seconde vie», Anis Lassoued ne fait pas dans le larmoyant, mais met en avant certains malheurs de la vie en toute pudeur.

Mention spéciale du Jury à la 43e édition du Festival international du film du Caire, Prix du meilleur film arabe au Cannes World Film Festival, Prix du scénario au Malmo Arab film festival, Golden Slippers du meilleur long-métrage à la 62ème édition de Zlin International Film Festival pour l’Enfance et la Jeunesse, film d’ouverture au Jerusalem Arab Film Festival, «Gadeha/Une seconde vie», le premier long-métrage de fiction du réalisateur Anis Lassoued a de quoi affronter le public tunisien, quelque peu tâtillon, et ce dès le 28 septembre pour sa sortie dans nos salles.

L’histoire du film est à la fois simple et complexe. Elle est faite tout en contraste et raconte les malheurs avec pudeur.

Vidé comme un thon

Nabil, surnommé Gadeha (étincelle) par son père – absent tout au long du film, mais dont le fantôme est omniprésent, est un enfant des quartiers populaires. Il traîne sur la plage avec ses deux copains, de jeunes voyous à la petite semaine.

Lors d’une course-poursuite, Gadeha se fait percuter par un véhicule.

À la sortie de l’hospital, sa mère l’emmène dans leur nouvelle maison qui se trouve dans l’enceinte de la demeure de Moez et Malika et de leur fils Oussama, dans un quartier chic. Tout se passe assez bien, jusqu’au jour où Gadeha apprend la vérité sur ce changement.

Il n’y a pas besoin d’être né de la cuisse de Jupiter pour comprendre dès le départ comment et pourquoi s’est opéré ce changement. On le comprend très bien : le pré-ado trouve beaucoup d’argent liquide dans le coffre de sa mère, ainsi que son carnet de compte postal où est indiqué la somme de 40 mille dinars. Ce n’est pas un suspense en soi. Le suspense, et ce qui est intéressant, c’est de suivre et de voir la réaction de Gadeha quand il découvrira le secret.

Dans une période de pré- adolescence, avec l’absence d’un père irresponsable, les réactions peuvent être violentes. Et Gadeha a une réaction violente, d’abord envers lui-même, puis envers sa mère, et enfin envers Oussama. Pour Gadeha, on lui a retiré une partie de lui-même. On l’a vendu, ou plutôt pour lui, sa mère l’a vendu. Et, peut-être, la séquence la plus forte à ce niveau est quand le jeune garçon assiste au vidage du thon dans la poissonnerie de Moez. Il a l’impression que c’est lui que l’on vide.

Ce contraste, ou ce parallèle, entre le poisson et le garçon est filmé de manière pudique. Tout comme est le film en entier.

Une harga déclencheuse de problèmes

Les problèmes qu’a connu et que connaît notre pays avec la révolution de 2011 sont également mis en avant de manière pudique. La plus évidente dans le film est la harga ; une harga déclencheuse de problèmes.

Le père de Gadeha et de sa petite sœur Salma a abandonné sa famille pour se rendre vers ce que beaucoup considèrent comme l’eldorado, afin d’y trouver un monde soi-disant meilleur. Le père est comme un fantôme. Sa présence plane tout au long du film. D’abord, quand Borkana, la mère, emmène son fils à l’hôpital après l’accident, l’infirmier lui annonce que le carnet de soin n’est plus valable depuis six ans. Ce qui signifie que le père a déserté sa famille depuis au plus six ans. Là, subtilement, le scénario a soulevé un autre problème : celui de la gratuité des soins, ou du moins l’obstacle aux soins pour les familles nécessiteuses. Pas de carnet pas de soins, pas d’argent pas de soins.

Puis, il y a la photo que Gadeha regarde. Celle de migrants sur un bateau et où l’on peut lire Mohamed Tormsi (Tormsi est le nom de famille de Yassine, le jeune qui tient le rôle de Gadeha), est-ce un «hommage» à Mohamed Tormsi, père défunt du jeune acteur ? L’on peut penser qu’Anis Lassoued a voulu faire un petit hommage de son vivant – le film a été tourné quatre ou cinq ans en arrière – à cet homme, décédé en 2021, d’autant plus que parmi les photos que Gadeha regarde, il y en a une où l’on voit Yassine avec son père Mohamed.

Quand Gadeha regarde les pères jouant avec leurs enfants ou l’attention que Moez porte à son fils Oussama -,même s’il n’était pas malade, il lui aurait porté la même attention, il ressent comme un vide, un manque. Là encore, le fantôme du père plane. Il rêve au retour du père prodigue et s’inquiète auprès de sa mère du fait qu’ils aient déménagé.

Elle lui répond qu’elle a toujours le même numéro de téléphone…

Pour nous, cette absence du père peut avoir deux causes. La première est qu’il est mort noyé. La seconde est qu’il est arrivé à destination et se complaît dans sa nouvelle vie à l’étranger, oubliant qu’il a une famille. Pourquoi s’encombrer de personnes «inutiles» quand tout est presque à portée de main. Personnellement nous penchons pour cette seconde hypothèse : nouvelle vie, nouvelle famille avec une épouse italienne, loin des tracas à la Tunisienne. De l’égoïsme pur ! Nous n’affabulons pas, cela est déjà arrivé…

Borkana, le symbole de nombreuses Tunisiennes

Cette harga du père est mise en contraste avec le ramasseur de bouteilles plastiques : l’un est parti, l’autre est resté et survie comme il peut. D’ailleurs, le ramassage de bouteilles est devenu un métier chez nous ; même si cela ne rapporte pas des masses, il n’en reste pas moins que, pour beaucoup, cela représente un moyen d’avoir sa dignité sans mendier.

Cette harga du père a laissé sa femme dans le plus grand embarras.

Borkana est le symbole de nombreuses femmes tunisiennes de milieux défavorisés qui, abandonnées ou non pas leur mari – certains hommes préfèrent rester toute la journée au café au lieu d’aller travailler, se reposant sur leurs épouses – et après ils disent que ce sont les femmes qui leur prennent leur place – essaye de faire vivre leurs enfants.

Cette mère de famille, après que son fils l’eut énervée parce qu’il voulait partir clandestinement rejoindre son père en lui ayant volé de l’argent, lui lance au visage qu’elle s’est vendue pour les élever lui et sa sœur. Ici vendue peut avoir le sens de prostitution ou il peut avoir le sens d’avoir travaillé chez les gens pour une bouchée de pain. La traduction française – le film étant en tunisien sous-titré français – n’est pas claire. Il est écrit «vendue» et non «prostituée» ; ce qui peut ouvrir la voie à plusieurs interprétations tout comme en tunisien «baat rouhi». Ceci va déclencher quelque chose tout au fond de Gadeha, même s’il n’en est pas conscient et même s’il n’a pas très bien compris ce que sa mère voulait dire par là.

Sans faire dans les clichés

Borkana est le contraste de Malika, l’épouse de Moez : une femme qui a tout, sauf un enfant en bonne santé.

Sans faire dans les clichés, en général, les familles assez aisées ou aisées préfèrent avoir un seul enfant et continuer à vivre dans l’opulence.

Le problème est que quand cet enfant est malade et sur le point de mourir, cela devient une course contre la montre pour le sauver et par tous les moyens, surtout financiers.

Sans faire dans les clichés également, Anis Lassoued a fait un bon casting pour représenter les deux familles. Celle de Borkana est «typiqement» arabe et marquée par les aléas de la vie, avec un teint plus ou moins mat, des cheveux foncés.

Celle de Malika est presque de type européen, avec la peau et les cheveux clairs. Il ne faut pas se leurrer.

Il n’y a qu’à aller dans les cités populaires ou populeuses pour voir quel type de familles vivent dans le besoin. Puis, il y a qu’à aller dans les quartiers chics pour voir quel type de familles y vivent. Ce n’est pas un cliché, c’est une vérité. Imaginons un peu que la famille de Borkana ait eu le type européen et celle de Malika le type arabe, on se serait dit le réalisateur n’avait pas les yeux en face des trous quand il a fait son casting et qu’il est loin des réalités de notre pays. Attention, nous n’écrivons pas que tous les teints mats sont «pauvres» et tous les teints clairs sont «riches». Nous écrivons seulement qu’Anis Lassoued a présenté une des réalités de notre pays. De plus, il n’y a qu’à regarder l’histoire de notre pays depuis 1574, début de la domination ottomane pour comprendre, pourquoi ceci et pourquoi cela.

L’arc, tout un symbole

D’autre part, Anis Lassoued a fait un bon casting en faisant appel à trois générations et à des professionnels et des non-professionnels. Il y a Anissa Lotfi (Kmar, la grand-mère d’Oussama), Jamel Laroui (Moez), qui ne sont plus à présenter, Chema Ben Chaabene (Malika), comédienne de théâtre, co-scénariste et coproductrice déléguée du film. Et il y a les novices Oum Elkhir Ouertatani (Borkana), qui n’a rien à voir avec le domaine artistique et dont c’est la première prestation (réussie) au cinéma, et les enfant Yassine Tormsi, Ahmed Zakaria Chiboub (Oussama), et Lilia Zaïdi (Salma).

Tout ce petit monde n’a aucunement démérité et chacun a su donner du relief à un film qui en avait déjà.

Cependant, il reste un ensemble d’éléments importants, qui ne sont pas acteurs, mais qui apportent, tout une symbolique à «Gadeha/Une seconde vie» : l’arc, les flèches et la cible. Ces trois éléments symbolisent le but à atteindre et la rapidité pour y arriver, la précision ainsi que la beauté et la pureté du geste technique. Il y a trois phases du tir : la tension, la détente de la corde, et le jet de la flèche. Le tir à l’arc nécessite de la concentration et de la force. C’est aussi le symbole de l’amour à travers Cupidon. Oussama apprend à Gadeha à tirer à l’arc. À la fin du long-métrage, Gadeha va pour tirer une flèche dans le ciel, se ravise et lenvoie dans l’eau, comme s’il noyait sa colère. S’il avait envoyé en l’air, cela aurait pu être interprété comme une rancœur contre le Divin. La décocher dans l’eau, c’est comme s’il arrivait à se maîtriser, comme s’il était conscient de la peine qu’il a fait autour de lui, comme s’il commençait à mûrir.

Un plus pour «Gadeha/Une seconde vie» : la très belle musique originale de Selim Arjoun, un jeune pianiste compositeur qui monte.


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire