MOKHTAR SERAIT-IL UN HÉROS DE FABLE ?

Najet Mabouj dans Mokhtar

Un «révélateur» aussitôt recréé, il cesse d’être… Il n’a peut-être jamais existé, sinon dans l’imagination de la femme journaliste, qui retrouve, dans des termes élogieux, la personnalité littéraire et artistique de ce cher disparu»… Mokhtar serait-il un héros de fable, mêlé à la vie réelle, ou représente-t-il une certaine difficulté d’être, de communiquer qui nous pousse à mieux voir, mieux ressentir ces scènes quotidiennes ?

«UN DOSSIER FRAGMENTÉ»

Peut-on parler de simple reportage sur la Tunisie 1968, une telle définition de ce film me paraît injuste. Ben Aïcha a, il est vrai, réduit au minimum les scènes entièrement fictives. Il a filmé des scènes réelles, séances de l’U.G.E.T, Ciné-Club. Il a d’autre part essayé de recréer avec soin les scènes de surprise-party, d’interviews de journaux et télévision. Il a placé son héros dans des situations réelles et provoqué des confrontations avec des «acteurs» jouant leur personnage, assumant leurs fonctions officielles (directeur de la S.A.T.P.E.C., représentant du Comité culturel national. journalistes). Mais ces scènes acquièrent une plus grande dimension humaine, un aspect plus authentique, car elles sont vécues par le spectateur qui s’identifie au héros et connaît toutes ses données humaines. Ben Aïcha a le mérite de concrétiser ces scènes de reportage, de les approfondir et de les dramatiser, en nous plaçant devant un cas personnel révélé au spectateur…

Le film nous présente une certaine jeunesse tunisienne, traversant une époque de violentes mutations… «à cheval entre deux époques, deux langues, deux civilisations». Les personnages présentés apparaissent ainsi dépersonnalisés, déracinés, souvent en quête de nouvelles valeurs, ou de nouvelles formes d’évasion. Ils semblent tellement irréels par ce décalage démesuré qui les sépare de leur réalité, de leur société. On peut d’ailleurs parler d’un «certain placage d’une civilisation sur une autre, d’une crise de déracinement.

Mais ne faut-il pas parler plutôt d’une description, de certains cas d’espèces, peut-être mieux d’un certain milieu qui, somme toute, reste marginal par rapport à l’ensemble, plutôt que d’une présentation ambitieuse de toute la jeunesse tunisienne… et je ne voudrais pas courir le risque d’identifier la jeune fille tunisienne, de tous les milieux et de tous les horizons, à ces cas présentés par Ben Aïcha.

D’autre part, Ben Aïcha a évité, à juste titre, de recourir aux simplifications, et aux schématisations habituelles : il essaie de cerner une réalité complexe et illimitée, une matière fluide, en perpétuelle évolution… celle d’une certaine jeunesse, dans sa vie quotidienne, ses moments de sérieux, ses loisirs. Ben Aïcha arrive, par touches successives, à reconstituer une certaine atmosphère… une société sans masque… une authenticité défolklorisée et une certaine dose d’humanité dans la présentation de ces jeunes filles sympathiques, inconscientes et singeant les valeurs superficielles d’une certaine société à l’occidentale, qu’elles ne connaissent souvent pas.

UN CERTAIN «DÉCOUPAGE DE LA RÉALITÉ»

La construction dramatique de ce film a heurté les spectateurs et créé des malentendus entre le réalisateur et son public. Film dans un film, roman dans un roman, roman dans un film, cette construction saccadée, cette narration parallèle de différents «éléments événementiels» a souvent rendu difficile la compréhension du film. Ben Aïcha et son coscénariste Férid Boughedir ont essayé d’inventer leur langage, de rejeter les formes de narration académiques.

Certains parlent d’un retour aux sources de la vieille tradition littéraire arabe de Kelila et Dimna et des Mille et une nuits. Faut-il rappeler que ces œuvres citées racontent des histoires ou des fables, créent une certaine continuité événementielle, traditionnelle, construisent un certain suspense, alors que le film de «Mokhtar» se distingue par son refus de raconter, de créer une œuvre d’évasion… Il a la prétention généreuse de poser des problèmes, d’inventer de nouveaux modes d’expression cinématographique, de se frayer une voie originale… N’est-ce pas là un bon petit début pour le cinéma tunisien ?

Par Khélifa CHATER


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