VISIONS DU MONDE : ENTRE DÉSINTEGRATION ET ILLUSIONS PERDUES

Par Samira DAMI – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 10-12-2010.

La soirée du Court-métrage II

Obsession de Amine Chiboub et Vers le Nord de Youssef Chebbi

Nous poursuivons, cette semaine, l’appréciation critique des films projetés lors de la Soirée du Court-métrage (vendredi  27 novembre au CinémAfricArt) entamée avec Chak Wak de Nassreddine Sehili et Il était une fois à l’aube de Mohamed Ali Nahdi (voir notre page cinéma du 3 décembre). Focalisons-nous, maintenant, sur Obsession de Amine Chiboub et Vers le Nord de Youssef Chebbi, qui racontent et reflètent, à leur manière et non sans cohérence stylistique, notre monde entre désintégration et déshumanisation. Deux visions, deux univers. Le détail.

Obsession : un exercice de style maîtrisé

Obsession n’est pas un film de science-fiction comme certains critiques l’ont avancé, mais plutôt du genre fantastique et, comme son titre l’indique, il se focalise sur un personnage paradoxalement prénommé Hédi, hanté par un bouton rouge, depuis le jour où il a emménagé dans un nouvel appartement, sis  au n°106. Ce bouton rouge enfoncé  dans le mur du living transformera la vie de ce jeune cadre dynamique. Car une lutte interne s’empare du personnage et de son être : et s’il appuyait sur ce  bouton rouge ? Qu’adviendra-t-il ? Serait-ce, pour lui, l’eldorado avec l’abondance (l’argent) et la jouissance (affriolantes chrysalides), ou serait-ce l’enfer de la disparition, du précipice et du néant ? Entre transe et angoisse, Hédi, désormais enfermé et isolé dans l’appartement, perdra le goût de vivre et de travailler pour s’abandonner à l’inéluctable descente aux enfers, au fur et à mesure qu’enfle son obsession. Jusqu’au jour où…

Renvoyant, donc, aux innombrables films du genre fantastique dont il utilise, avec cohérence, plusieurs ingrédients tels l’exploration de l’inconscient et de l’âme individuelle, l’enfermement, l’isolement,  la frayeur, le suspense, le mystère, et autres, Obsession de Amine Chiboub réussit, quoique l’on ne sache pas grand-chose sur les raisons motivant la hantise du personnage central et c’est là le défaut principal du film, à créer une atmosphère, à faire monter le suspense en faisant de ce bouton rouge un objet de fixation, voire de danger. Quelle menace représente, en fait, ce bouton pourpre qui obsède le locataire de l’appartement n°106 ? Est-ce la peur de l’occulte et de l’impénétrable, car Hédi ne sait pas pourquoi il existe et à quoi il sert, ou est-ce la crainte de la désintégration et de l’anéantissement, le personnage principal ne sachant pas comment tout ça finira s’il appuyait sur ce bouton? Peut-être les deux à la fois.

Si le film véhicule ces questionnements, il suggère aussi que l’appartement, lieu principal de l’action, représente une sorte de parabole d’un pays ou d’un système de tous ordres : politique, social ou autres.

Mais  il est clair, par ailleurs, que le réalisateur ne se prend pas trop la tête puisqu’il propose un exercice de style assez maîtrisé avec un sens manifeste du découpage et du cadre, reflétant des images et des lumières habilement concoctées par  Hazem Berrabah. Cet opus vaut, enfin, par les effets spéciaux, la musique fonctionnelle, mais aussi par le jeu d’une grande justesse de Mohamed Ali Nahdi, l’un des points forts de ce deuxième court-métrage, qui perpétue et conforte l’univers suggestif et angoissant du réalisateur déjà annoncé dans son premier court-métrage Contretemps. Bref, Amine Chiboub poursuivra-t-il sur la même lancée, en creusant son sillon et en ciselant sa voie cinématographique ? Son troisième court-métrage Pourquoi moi, dont il vient de terminer le tournage (du 2 au 6 décembre), nous le dira.

Vers le Nord : rêve posthume

Par une nuit noire, sur une plage perdue au milieu de nulle part, Mehdi (Helmi Dridi) et Nito (Mohamed Grayaâ), deux passeurs clandestins, rejoignent des trafiquants de la mafia albanaise pour conclure un deal, mais la situation se complique quand Mehdi découvre qu’il ne s’agit pas d’un voyage clandestin comme tant d’autres. Convaincu, in extrémis, par Nito, il accepte l’abject commerce. Or, une autre frappante et déchirante surprise l’attend : parmi les candidats au voyage (les harragas), il reconnaît son petit frère, lequel porte bien son prénom, Mouja (Bilal Briki). La situation dégénère… C’est là la fable de Vers le Nord, le premier film professionnel de Youssef Chebbi, produit par le jeune producteur Melik Kochbati.

Vers le Nord ,qui agite un sujet actuel, nous embarque dans une histoire mystérieuse à rebondissements, loin d’être prévisible, focalisée sur la traite d’humains par la pègre, ici étrangère, exploitant ignoblement la misère d’hommes du Sud habités par des rêves d’Europe et de fortune.

Dans un style brut et naturel façon cinéma direct, le réalisateur dénonce la déshumanisation d’un monde pourri par le profit matériel, à travers le drame vécu par ces dupes que sont les candidats au voyage qui perdront toutes leurs illusions, mais surtout le personnage central, un passeur-exploiteur,  lui-même abusé par son complice sans scrupule et par de dangereux truands étrangers.

Les partis-pris esthétiques sont au service du propos, d’où le choix de la caméra portée pour mieux rendre l’intensité de l’action et du drame qui se joue au moment de la découverte de la vraie nature de l’opération ourdie par la pègre albanaise et leur complice Nito, mais aussi pour mieux s’approcher des visages de ces criminels perfides par cette fatale nuit noire. D’où également un éclairage en clair-obscur exprimant non seulement l’ambiguïté de leurs actes odieux, immoraux et méprisables, mais aussi la nature brumeuse, trouble, déshumanisée et tragique des temps qui courent, où des hommes en mystifient d’autres dans un seul objectif : le profit à tout prix. Cette esthétique de l’éclairage ayant été harmonieusement concoctée par le directeur photo Amine Messadi.

Vers le Nord, que ces candidats au voyage ne verront pas, se clôt, ou presque, sur une scène éloquente et poétique où Mehdi embarque, à la levée du jour, quand le monde nébuleux, morbide et menaçant de la nuit s’estompe, le cadavre de son frère sur une barque qu’il poussera vers le large : Mouja (qui veut dire vague en français) n’a, certes, pas accompli son rêve d’Europe de son vivant, mais il le réalisera à titre posthume. Son corps inerte fusionnera avec les vagues de la grande bleue. Cette scène est si expressive qu’elle n’avait nullement besoin de ce dernier plan montrant le retour de Mehdi (filmé de dos) vers la ville. Enfin, côté jeu, accordons une mention à Helmi Dridi, très juste, dans le rôle du passeur abusé ou de l’arroseur arrosé. Accrocheur parce que porteur de sens, fond et forme confondus, Vers le Nord mérite tout l’intérêt du public. À voir, donc.

Auteur : Samira DAMI

Ajouté le : 10-12-2010

Source : http://www.lapresse.tn/


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