NOURI BOUZID : «MON RÊVE POUR LA TUNISIE EST QUE LES FEMMES RÉÉDUQUENT LES HOMMES»

Par Mathilde BLOTTIERE – www.telerama.fr – Publié le 06/06/13

Il a tourné «Millefeuille» en pleine révolution tunisienne. Rencontre avec Nouri Bouzid, réalisateur engagé, qui a voulu faire «un film de femmes».

Nouri Bouzid, 68 ans, est de ces inlassables qui se relèvent toujours. Quels que soient les risques. Emprisonné sous Bourguiba, régulièrement censuré sous Ben Ali, le réalisateur de L’Homme de cendres et des Sabots en or est depuis toujours un artiste engagé, fervent défenseur de la laïcité et du droit des femmes.

Dans son dernier film, Millefeuille, tourné en pleine révolution, il raconte la lutte pour l’indépendance de deux amies, l’une voilée, l’autre pas. Après «Making of»,  un film d’homme, Nouri Bouzid dit avoir voulu réaliser «un film de femme». Rencontre avec un Tunisien «optimiste à long terme».

Le 9 avril 2011, vous étiez blessé à la tête par un islamiste à Tunis. Depuis, vous faites régulièrement l’objet de menaces et d’intimidations. Comment vivez-vous avec cela ?

  • Les extrémistes considèrent tous les artistes comme leurs ennemis. Beaucoup ont déjà été pris pour cible. Mon agression a eu lieu dans la foulée d’un meeting de l’Ennahda [le parti islamiste, au pouvoir en Tunisie, ndlr]. Devant une salle de militants applaudissant à tout rompre, un musicien a entonné un rap appelant explicitement à me lyncher. Une semaine plus tard, un jeune passait à l’acte pour gagner un strapontin au paradis.
    Aujourd’hui, je ne me sens toujours pas en sécurité en Tunisie. Pour les fondamentalistes, je suis un mécréant, en bonne place sur la liste noire des salafistes, où figurent vingt-sept personnes à tuer. Mais je me suis fait une raison. J’ai exorcisé ma peur grâce au cinéma. En me donnant le rôle d’un artiste SDF qui finit assassiné dans Millefeuille, j’ai consommé la mort, senti les odeurs et la froideur des alvéoles de la morgue… J’ai renvoyé au visage de mon agresseur l’image de la mort.

Deux ans et demi après la chute de Ben Ali, comment percevez-vous la situation en Tunisie ?

  • La vraie révolution est en train de se faire, contre ceux qui l’ont volée, l’Ennahda et ses soutiens. Régulièrement, des villages entiers, des régions se soulèvent. Des affrontements éclatent, dans lesquels des manifestants sont blessés. Les gens en ont assez du chômage, de la flambée des prix, des conditions de vie, mais pas seulement. Sous Ben Ali, nous n’avions pas de démocratie politique, mais nous disposions d’une certaine liberté au niveau des mœurs. Les citoyens ne sont pas prêts à voir ces acquis sacrifiés. Ils résistent.
    Le plus frappant actuellement, c’est l’incroyable montée de la conscience féminine dans le pays. Au début de la Révolution, les mères empêchaient leurs filles d’aller manifester. Maintenant, elles sont les premières à sortir dans la rue pour entrer dans la lutte à leurs côtés. Et ce malgré la peur. Car dans toute la Tunisie, les wahabites, la frange la plus dure des islamistes, envoient des prédicateurs laver les cerveaux des plus fragiles, en prônant le viol, l’excision, le mariage avec des fillettes, etc. Paradoxalement, ces prédicateurs encouragent l’éveil de la conscience des femmes.

Dans quelles circonstances est né le film ?

  • La révolution a été vue, commentée, chroniquée à partir de ce qu’on en voyait dans la rue. J’ai eu envie d’entrer dans les maisons pour montrer comment elle transforme les individus et les familles, d’une manière intime et souterraine. Mais la démarche n’est pas neutre : il s’agit clairement de valoriser ceux qui résistent et se rebellent en silence, dans le secret domestique. On ne peut pas réduire la révolution à un défoulement public. Il faut aussi qu’elle transforme les rapports familiaux.
    Que ceux qui ont osé braver et défaire les chefs du régime affrontent l’oppression familiale. Car malgré les évolutions – dans les villes, surtout, on trouve des parents cultivés, des mères émancipées – le danger couve dans de nombreux foyers. Ne serait-ce que parce qu’elles veulent protéger leurs filles, les mères sont parfois leur pire ennemi ; moi-même, j’ai beau avoir fait de la prison à cause de mes idées, je n’ai jamais eu aussi peur que lorsque ma fille est allée manifester.
    Et puis disons-le aussi : certaines de nos traditions entretiennent l’archaïsme et le repli sur soi. Dans l’Islam, il y a un principe d’éducation hypocrite qui dit : si tu transgresses un interdit, fais-le en cachette. La ruse, c’est ce qu’on appelle en Occident le syndrome de Shéhérazade.

Le retour à l’obscurantisme, en pleine révolution, c’est un scénario envisageable en Tunisie ?

  • Millefeuille est une fiction, je n’ai pas pour vocation d’être un fidèle copiste de la réalité. Mais la Tunisie à deux têtes est une réalité. L’amitié que j’ai imaginée entre mes deux héroïnes traduit l’équilibre que la société tunisienne a toujours su trouver, bien avant le Code du Statut personnel de Bourguiba, entre les laïcs et les partisans d’un État islamique. Si seulement l’opposition laïque pouvait se rassembler pour les prochaines élections, ce serait gagné. En ce qui concerne l’athéisme, c’est encore une autre histoire : pour leur sécurité, je conseille d’ailleurs aux athées de Tunisie de ne pas se faire connaître.

La question du port du voile est au cœur du film. Sous Ben Ali, il était mal vu, voire interdit. Est-ce délicat de l’aborder dans un contexte post-révolutionnaire, quand le porter ou non relève désormais de la liberté de culte ?

  • Il fallait le faire, de toute façon. D’ailleurs, le film défend le principe de la liberté individuelle et porte un regard également tendre sur les deux personnages féminins : à partir du moment où elles sont les seules à décider pour elles-mêmes, elles ont autant le droit de choisir le voile que de le refuser.
    Au fond de moi, cela ne m’empêche pas de penser que le voile est un accessoire réducteur pour les femmes. Et une entrave à la vie sociale : comment parler librement avec quelqu’un qui est à moitié dissimulé ? Autant essayer de discuter sincèrement avec un type en uniforme de flic !
    Pire que tout : faire face à une femme voilée, c’est ne jamais pouvoir oublier son sexe. Le voile pointe ce qu’il veut cacher. D’ailleurs, il n’y pas pire obsédés que les intégristes. Quant au Niqab, n’en parlons pas, il équivaut à une négation d’identité.

En 1996, vous réalisiez Tunisiennes, qui nous donnait déjà des nouvelles un peu inquiétantes de la condition féminine dans votre pays. Vingt ans après, il semble qu’il y ait toujours, peut-être plus encore, de raisons de s’alarmer.

  • Il faut relativiser. Ma fonction de cinéaste engagé est de réclamer toujours plus. De traquer le machisme partout où il se cache. Une bonne partie des Tunisiennes n’a jamais porté le voile. Elles s’expriment quotidiennement, y compris à la télévision, sur leur statut, leurs droits, leurs libertés. C’est un acquis énorme dont le nouveau régime ne peut venir à bout.
    En plus d’une forte conscience féminine, la Tunisie est riche d’une société civile très dynamique : deux choses que les autres pays du monde arabe n’ont pas. Tant que cette société civile sera vigilante, il y aura des raisons d’espérer. Quant à la question religieuse, notre histoire prouve que nous avons su pratiquer un islam modéré et éclairé. En janvier, des salafistes ont brûlé et saccagé des mausolées soufis : ils ne supportent pas l’idée d’une culture musulmane qui célèbre la musique, le chant et la danse. Autant d’expressions corporelles et artistiques qui confinent parfois au divin.

Dans Millefeuille, vos deux héroïnes ont en commun une combativité fougueuse face à des hommes souvent lâches ou dans le déni. C’est comme cela que vous voyez les femmes tunisiennes, des frondeuses ?

  • Mon rêve pour la Tunisie est que les femmes rééduquent les hommes. Je crois que c’est la mission que l’histoire leur impose.

Comment le film a-t-il été reçu sur place à sa sortie ?

  • D’abord, il n’y a eu aucune agression à déplorer. Ce qui n’était pas gagné. Dans la rue, les femmes ne cessent de me remercier, de m’embrasser, me demandent de continuer. J’en ai besoin car je n’ai pas encore pu me résoudre à proposer d’autres projets aux instances dirigeantes. Je ne suis pas prêt à écrire un scénario sur-mesure pour les membres de l’Ennahda, ni à leur être d’une quelconque façon redevable.

Manmoutech, le titre du film en arabe, est aussi celui d’un poème que vous avez écrit derrière les barreaux, dans les années 70. À l’époque, vous apparteniez au mouvement de gauche Perspectives, interdit sous Bourguiba…

  • J’ai écrit ce poème en une nuit, en un jet. Il dit entre autres : «Je ne voudrais pas mourir avant de voir la jouissance affranchie du Coran et de la loi». Bien après, j’ai découvert que Boris Vian, ce modèle de liberté et de rébellion artistique, avait écrit un poème intitulé Je ne voudrais pas crever

Source : https://www.telerama.fr/


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